Samuel et Frédérique, un couple au début de la trentaine, ont emménagé il y a quelques mois dans leur nouveau nid. Ils sont confortablement installés, et arrivent même à boucler leur budget sans trop de tracas: pour payer leur condo de 275 000$, ils ont contracté un prêt hypothécaire de 245 000$. Leurs mensualités s'élèvent à 1220$.

Mais ils auraient pu se retrouver coincés financièrement s'ils avaient écouté leur institution financière, qui était prête à leur allonger 470 000$ pour l'achat d'une maison de 500 000$, compte tenu de leur revenu de 110 000$ et de leur bon dossier de crédit. Selon leur banque, ils auraient eu les moyens de payer des mensualités de 2290$. «C'est insensé! Je n'ose même pas imaginer comment on y arriverait si on avait de tels paiements, dit Frédérique. Samuel a une pension alimentaire à verser pour sa fille, et on vient d'apprendre que nous aurons une cotisation spéciale de 13 000$ à payer pour des travaux urgents à notre immeuble.»

En empruntant le maximum alloué par la banque, non seulement leurs mensualités hypothécaires auraient été près de deux fois plus élevées, mais le jeune couple aurait aussi dû payer 2000$ de plus par année en taxes foncières, étant donné la valeur de la propriété qu'ils auraient achetée.

Endettement: la faute à l'hypothèque

Les ménages canadiens sont de plus en plus endettés: pour chaque dollar qu'ils gagnent, ils en doivent 1,65$, un record. L'hypothèque représente 68% de la dette moyenne des ménages. Selon une étude de Desjardins, le crédit hypothécaire est responsable de l'essentiel de la hausse du niveau d'endettement des ménages (plus de 7% en un an). Normal: le prix des maisons connaît une hausse fulgurante depuis plusieurs années - environ 160% en 11 ans. Pour acheter une maison - dont le prix médian est maintenant de 275 000$ à Montréal - il faut contracter une hypothèque de plus en plus juteuse.

Jusqu'où les consommateurs ont-ils les moyens d'emprunter pour accéder à la propriété? Pour répondre à cette question, les prêteurs hypothécaires évaluent le dossier de leurs clients en utilisant notamment deux formules de calcul: l'amortissement brut de la dette (ABD) et l'amortissement total de la dette (ATD). Selon l'ABD, le paiement de l'hypothèque, des impôts fonciers, du chauffage et de la moitié des frais de copropriété ne doit pas accaparer plus de 32% du revenu brut du ménage. L'ATD ajoute à l'équation les autres dettes à rembourser, en plus de l'hypothèque: l'addition de ces obligations ne doit pas dépasser 40% du revenu brut du ménage. La plupart des institutions financières ne dépassent pas 32% pour l'ABD et 40% pour l'ATD, mais certains prêteurs fixent des limites plus élevées ou plus basses, en fonction du dossier de l'emprunteur. L'été dernier, le ministre des Finances a annoncé une limite à ne pas dépasser pour ces ratios: 39% pour l'ABD et 44% pour l'ATD.

Des ratios irréalistes

Selon les organismes de protection des consommateurs, ces ratios sont irréalistes. Les propriétaires moyens sont incapables de réellement boucler leur budget s'ils empruntent autant que le permettent ces formules. «Si les gens se rendent à la limite, c'est trop. J'ai déjà vu des familles en difficulté parce qu'elles avaient emprunté au maximum de ce que la banque leur offrait», témoigne Marie-Hélène Legault, responsable des cours d'accès à la propriété à l'ACEF de l'Est de Montréal et chargée de cours en économie à l'UQAM.

L'un des défauts majeurs des ratios ABD et ATD est qu'ils sont calculés sur la base du revenu brut plutôt que du revenu net, souligne Philippe Viel, responsable des communications à l'Union des consommateurs. «C'est complètement aberrant, ces calculs ne tiennent pas compte de l'impôt à payer», dit-il. Pas plus qu'ils ne prennent en considération les autres obligations financières et particularités des ménages (présence d'enfants ou non, frais de transport, rénovations à prévoir, assurances, sommes à verser dans des fonds de pension, etc.).

«En fait, ces ratios ne calculent pas la capacité de payer des consommateurs, mais seulement le risque qu'ils représentent pour les institutions financières, insiste Marie-Hélène Legault. La banque est prête à aller jusque-là, mais ça n'a pas d'allure pour un consommateur de penser qu'il peut payer autant. Trop souvent, les gens se disent que leur banquier connaît ça, que s'il leur dit qu'il peut leur prêter cette somme, il doit avoir raison.»

Malgré les critiques, les institutions financières défendent leurs méthodes d'évaluation des dossiers de leurs clients. L'Association des banquiers canadiens (ABC) souligne que les banques canadiennes accordent des prêts de façon responsable, en citant le faible taux d'hypothèques en souffrance, qui se situe à moins d'un demi-point de pourcentage.

Même s'il demeure faible, le taux de consommateurs qui accusent un retard dans le paiement de leur hypothèque est en hausse: selon une étude de la Banque CIBC, il est passé de 0,24 en 2007, à 0,42 en 2012. Et plusieurs experts soulignent que les propriétaires, lorsqu'ils font face à des difficultés financières, s'assurent de payer leur hypothèque en premier, pour éviter de se retrouver à la rue, mais négligent le remboursement de leurs autres dettes et le paiement de leurs autres obligations.

Il est faux de croire que les institutions financières appliquent ces ratios sans discernement, fait valoir Denis Doucet, directeur régional pour la Rive-Sud de Montréal pour le courtier hypothécaire Multi-Prêts. «Si un client a un bon dossier de crédit et un emploi stable, les prêteurs vont accepter des ratios plus élevés, mais ils seront plus restrictifs pour les travailleurs autonomes et ceux qui ont un niveau élevé d'endettement. Aucune banque ne cherche des clients qui ne paient pas», note-t-il.

Mais les consommateurs auraient tort de s'en remettre à leur banque pour évaluer leur capacité d'emprunter pour une maison. «La banque n'est pas là pour vous conseiller, mais pour vous vendre des produits», souligne Marie-Hélène Legault.

Avant d'acheter, budgétez

Comment évaluer la maison qu'on peut acheter? Certains experts avancent qu'on ne devrait pas consacrer plus de 30 à 35% de notre revenu net au logement. Mais selon Marie-Hélène Legault, responsable des cours d'accès à la propriété à l'ACEF de l'Est de Montréal et chargée de cours en économie à l'UQAM, la seule méthode valable est de faire un budget tenant compte de toutes nos dépenses réelles. «Il n'y a pas de formule toute faite, les consommateurs doivent déterminer eux-mêmes leur capacité de paiement», dit-elle.

Les futurs acheteurs peuvent évaluer quelles sont leurs dépenses actuelles de logement, et comment ils pourraient faire face à une hausse éventuelle de ces dépenses. «La meilleure façon de se préparer à l'achat d'une maison, c'est de payer ses dettes et ne pas en contracter d'autres, confie Mme Legault. Quand les dettes sont payées, on continue à mettre les mêmes montants de côté pour l'achat.»

Pour éviter de se retrouver en mauvaise posture, il est essentiel de prévoir une marge de manoeuvre, indique Josée Pomerleau, de Lemieux Pomerleau syndic de faillite.

«En contractant leur hypothèque, les gens devraient songer que leur situation peut changer rapidement, que ce soit à cause d'une perte d'emploi ou d'une maladie», note-t-elle.

«L'achat d'une maison, c'est très émotif, ajoute Denis Doucet, directeur régional pour la Rive-Sud de Montréal pour le courtier hypothécaire Multi-Prêts. Les gens ont parfois des comportements irrationnels. Ils ont vu la maison de leurs rêves et ils sont prêts à bien des sacrifices pour l'avoir. Mais il ne réalisent pas toujours dans quoi ils s'embarquent.»