L'insurrection dans le monde arabe a fait exploser le prix du pétrole. Une poussée si forte et si rapide est de mauvais augure pour l'économie et la Bourse. Quand les consommateurs paient plus cher pour faire le plein, ils doivent réduire d'autres dépenses. Un frein pour le commerce de détail. Et le pétrole ne va pas que dans le réservoir des véhicules : il entre dans la fabrication et le transport d'une tonne de produits. Si le prix du pétrole reste élevé, qui s'en ressentira le plus à la Bourse ?

Moyen-Orient + tensions politiques = spéculation sur le prix pétrole. L'équation est simple. Et le résultat est clair. En moins d'un mois, le prix du baril de pétrole a grimpé de 25 %. Il est passé de 84 $ US à la mi-février à un sommet de 105 $ US cette semaine, avant de se replier en raison des données économiques décevantes et du tremblement de terre au Japon.

Le pétrole a réagi au mouvement de révolte dans le monde arabe, en Tunisie, en Égypte, mais surtout en Libye où les combats ont fait rage toute la semaine. Le pays qui produit plus d'un million de barils par jour a stoppé une large part sa production.

« La Libye n'est pas un gros producteur de pétrole, mais c'est quand même 2 % de la demande mondiale. Si on ne l'a plus, il faut le prendre ailleurs », dit Luc Fournier, gestionnaire de portefeuille à l'Industrielle-Alliance.

Capacité excédentaire

Temporairement, les pays de l'OPEP peuvent augmenter leur production pour compenser.

L'Organisation des pays exportateurs de pétrole se ménage toujours une capacité excédentaire, ce qui lui permet d'ouvrir les valves au besoin.

«Ils ne sont pas fous. Ils savent que si le prix du pétrole monte trop, les gens vont se convertir vers les voitures à plus petit moteur. L'OPEP ne veut pas ça !» dit Stéphane Gagnon, gestionnaire principal d'actions canadiennes à la Financière des professionnels.

Présentement, la capacité excédentaire de l'OPEP s'élève à environ 4 millions de barils par jour, rapporte la Banque Nationale. Ce coussin est assez confortable. Il est presque trois fois plus gros qu'en 2008, justement lorsque le prix du pétrole avait bondi à son sommet historique de 147 $ US.

Mais la capacité excédentaire de l'OPEP suscite bien des questions. Les experts ne s'entendent pas sur les chiffres. Certains parlent de 5 millions de barils par jour, d'autres de trois millions seulement. Et même si la capacité excédentaire existe, «ce n'est pas comme ouvrir le robinet et laisser couler le pétrole», dit M. Fournier.

Plusieurs pays sont déjà près de la pleine capacité. Un de ceux qui peut fournir davantage, c'est l'Arabie saoudite. «C'est ce qu'ils nous disent... mais bien des observateurs ont de gros points d'interrogation», rapporte M. Fournier.

Et puis, l'Arabie saoudite fait aussi face à un mouvement de contestation. «Présentement, ce n'est pas le calme plat. Il y a un désir d'imiter les pays voisins. Sauf que les conditions économiques ne sont pas les mêmes qu'en Tunisie ou en Égypte. Les gens sont mieux nantis», dit M. Gagnon.

Effet domino

Sur le qui-vive, les marchés redoutent un effet domino qui entraînerait des arrêts de production chez de gros producteurs de pétrole, comme l'Arabie Saoudite et l'Iran.

«L'Arabie produit 8 à 9 millions de barils par jour. C'est énorme ! Cela représente environ 10 % de ce qu'on consomme, soit environ 84 millions de barils par jour», indique M. Fournier.

Comment évoluera la situation au Moyen-Orient ? Personne ne peut le dire. Mais en général, les pics de hausse du prix du pétrole durent rarement très longtemps, indique Vincent Delisle, stratège chez Scotia Capitaux. Si les tensions géopolitiques s'estompent, comme il le croit, le pétrole pourrait revenir vers 90-95 $ US.

Cela ne veut pas dire que tout reviendra comme avant. «L'histoire nous dit que lorsque des pays producteurs de pétrole sont affectés par des guerres ou des changements gouvernementaux, jamais ça ne revient au niveau d'avant la crise», dit M. Fournier.

Par exemple, l'Iran produisait 5,2 millions de barils par jour en 1978. Avec la révolution, la production est tombée à 1,3 million de barils. Et aujourd'hui, après 30 ans, la production reste encore en baisse, à 3 millions de barils.

Un frein à la reprise

Faut-il s'inquiéter de voir le pétrole au-dessus de 100 $ US ? «Quand le pétrole remonte au début d'un cycle économique parce que l'économie va mieux et que la demande est bonne, il n'y a pas de problème», répond M. Delisle.

Mais lorsque de fortes hausses (30-35 %) surviennent au milieu ou vers la fin d'un cycle économique, c'est plus problématique. La situation actuelle est donc préoccupante, puisque la reprise économique mondiale entre dans sa troisième année.

Pour l'instant, l'économie peut absorber la hausse, assure M. Delisle. Mais si les tensions géopolitiques s'accentuent et que le pétrole dépasse 130 $US, «on va entrer dans une zone qui va mettre en péril la progression des profits des entreprises», dit-il.

Cela ne fait pas de doute non plus pour Sherry Cooper, économiste en chef du Groupe financier BMO. «Si le prix du pétrole monte à 130-150 $US et s'y maintient, l'ensemble de l'économie va ralentir et peut-être même reculer», indique-t-elle.

Qui écope, qui profite ?

Les consommateurs devront se serrer la ceinture, car non seulement l'essence leur coûtera plus cher, mais aussi la nourriture. «Tout ce qu'on mange ne vient pas de notre cour arrière ! Le transport fait partie inhérente des coûts de l'alimentation», rappelle M. Fournier.

Si la situation perdure, la consommation discrétionnaire va y goûter : le commerce de détail, le secteur automobile, l'industrie du voyage...

En plus, la hausse du prix du pétrole gonflera les coûts de production de bien des entreprises. «Elles sont capables de refiler la facture aux consommateurs, mais peu d'entre-elles y parviendront sans faire face à des pressions concurrentielles importantes et sans affaiblir la demande pour leurs produits», considère Mme Cooper.

À l'inverse, les sociétés pétrolières sortiront gagnantes de l'envolée du pétrole. «Depuis six mois, le secteur de l'énergie a grimpé de 50 % à la Bourse américaine. On a jamais vu ça en 30 ans», assure M. Delisle.

Face à cette appréciation rapide, il vient de ramener au neutre sa position dans les pétrolières, un secteur sur lequel il avait misé depuis trois mois.

Quand le pétrole siphonne les profits...

Commerce de détail

L'essence et la nourriture sont des dépenses quasi-incompressibles. Quand les prix montent, les consommateurs coupent dans le gras, dans d'autres dépenses discrétionnaires. Les détaillants voient la demande faiblir... et leurs coûts grimper, à cause des frais de transport de leurs produits. « Reitmans, Forzani, Canadian Tire, Rona... C'est sûr qu'ils vont ressentir l'augmentation du prix de l'essence », dit M. Gagnon. Mais il souligne que l'appréciation du huard effacera une partie du choc.

Industrie automobile

«Si le prix du pétrole se maintient élevé, est-ce vous pensez que les ventes de véhicules vont exploser ? Moi, je ne penserai pas», dit M. Fournier. Rien de bon pour les fabricants de pièces automobiles, comme Magna dont l'action a déjà beaucoup reculé... peut-être même trop, croit M. Gagnon.

Transport aérien

«Les transporteurs aériens ont refilé rapidement la hausse des coûts. Cela qui protégera leur marge de rentabilité, mais réduira aussi la demande. Certaines compagnies ont déjà annoncé une réduction de leur capacité, en annulant des vols, pour s'assurer que leurs vols soient assez remplis», note Mme Cooper.

Les passagers réguliers n'arrêteront pas de voler à cause d'une surcharge. Mais les vacanciers pourraient modifier leurs projets, surtout si l'économie s'obscurcit.

Air Canada, West Jet, Transat pourraient s'en ressentir. «Dans l'industrie du voyage, c'est la loi de la jungle. Il y a toujours un joueur qui tente de ne pas refiler la hausse pour essayer d'aller chercher des parts de marché», dit M. Gagnon.

Si les transporteurs aériens révisent leurs profits à la baisse et retardent leurs commandes d'avions, Bombardier pourrait en subir les contrecoups, ajoute M. Gagnon.

Transport ferroviaire

En situation de quasi-monopole, les transporteurs ferroviaires comme CN et CP ont le gros bout du bâton pour refiler la hausse du carburant aux clients.

Mais leurs volumes pourraient baisser si l'incertitude économique s'accentue. Par exemple, les détaillants qui achètent six mois d'avance vont réduire leurs commandes s'ils entrevoient une réduction du revenu disponible des consommateurs l'automne prochain.

«Ce comportement-là sera largement répandu et il y aura un impact sur les volumes de marchandise transportées par conteneurs», prévoit M. Gagnon.

Mines et métaux

«Les secteurs minier et aurifère sont de gros utilisateurs de pétrole, surtout dans les mines à ciel ouvert qui utilisent d'énormes camions. Ils vont payer plus cher. Si le prix du pétrole grimpe de 20 %, est-ce que ça veut dire réduction de 2 % de leurs bénéfices ?» demande M. Gagnon. La question se pose notamment pour Teck, Barrick Gold, First Quantum...