Il triture la paire de lunettes en tous sens. La monture reprend sa forme.

Puis Louis-Martin Beauséjour saisit une petite plaquette colorée et la glisse sur une des branches. L'instrument d'optique se transforme aussitôt en un accessoire vivant, vibrant.

Sur la table, une centaine de ces plaquettes interchangeables sont étalées, chacune d'une couleur ou d'un motif différent. Autant de styles, autant de caractères, autant d'humeurs...

Chaque monture tout plastique est vendue avec 10 paires de glissières colorées, faciles à insérer ou à retirer d'une simple pression des doigts.

Les designers industriels Louis-Martin Beauséjour et Guy Brousseau sont les créateurs et les fabricants de cette monture. Nous sommes chez Swap, rue Saint-Ambroise, à Montréal, le petit local/siège social/bureau de design où elles sont assemblées.

Comment deux designers en viennent-ils à concevoir des lunettes?

Leur petite firme de design avait reçu de deux optométristes le mandat de réaliser les dessins techniques de leur idée de monture à branches interchangeables. «On a changé le concept de bout en bout, ce qui a débouché sur un brevet», décrit Louis-Martin Beauséjour. Ils ont participé de plus en plus à la commercialisation du produit, jusqu'à y travailler à temps plein.

Ce brevet a été vendu trois ans plus tard à une compagnie italienne... pour 8 millions.

Louis-Martin Beauséjour et Guy Brousseau, qui avaient entre-temps négligé leur bureau de design, ont alors décidé de créer leur propre modèle de monture interchangeable... améliorée. Ils se sont associés avec quatre autres jeunes - avocats d'affaires, comptable, représentant spécialisé en optique...

Le marché des modèles à branches interchangeables s'était axé sur le haut de gamme. «Nous, on pensait plutôt que l'interchangeabilité, c'était pour les gens qui n'avaient pas les moyens de s'acheter deux paires de lunettes», explique M. Beauséjour.

Les branches interchangeables présentaient un autre inconvénient: les clients craignaient de démembrer leurs lunettes, perçues comme de fragiles appareils quasi médicaux. «On a cherché une manipulation ultrasimple, que quelqu'un peut faire sans ses lunettes, justement!» poursuit-il.

Ils ont donc conçu ces glissières faciles à produire et à décorer. La petite pièce de plastique moulée est tout simplement imprimée avec une imprimante à jet d'encre spécialement modifiée - encore une idée de nos deux designers.

À partir de la mi-septembre, les clients pourront même personnaliser leur monture en commandant des glissières sur lesquelles sera imprimée l'image de leur choix - celle de leur chien, ironise Louis-Martin Beauséjour.

Conçue à vue de nez

Une monture ne se conçoit pas d'un coup de crayon jeté sur le papier. Peu de produits d'usage courant dépendent autant de l'ergonomie. Les deux designers ont ainsi appris qu'il existe des différences morphologiques entre les continents. En Europe, on leur a demandé d'élargir la monture, un peu trop étroite au goût et aux visages des Européens. «En Asie, le pont doit être plus long et plus appuyé», explique le designer.

Louis-Martin Beauséjour et Guy Brousseau voient grand: 85% de leur production est exportée. Ils auraient pu voir loin, aussi, jusqu'en Chine, mais ils ont préféré faire fabriquer leur produit au Québec. «Ce n'est pas seulement par patriotisme, mais pour des raisons économiques, explique Louis-Martin Beauséjour. Ça coûte de plus en plus cher de faire fabriquer en Chine.»

Leurs montures sont moulées par injection par un petit fabricant de Sherbrooke - «un jeune, aussi», précise M. Beauséjour.

Opticiens: regard sceptique

Dans la lunetterie d'ordonnance, la monture métallique règne en maître et les opticiens québécois se sont montrés réticents devant ce modèle tout plastique - même les charnières sont moulées à même. «Quand les consommateurs prennent nos lunettes, ils disent: Wow, c'est léger! Les opticiens, eux, disent: Oups, c'est léger...»

Prochaine étape: une monture en métal ultralégère, poinçonnée et pliée. Pour conserver la beauté et l'intégrité de la ligne, Louis-Martin Beauséjour aimerait bien éviter d'y ajouter des charnières. Mais il faudrait encore en convaincre le marché...