L’intelligence artificielle est souvent présentée comme la clé du succès pour nombre d’entreprises manufacturières. Si les avantages sont parfois convaincants, toutes n’en ont pas nécessairement besoin, beaucoup ne sont pas prêtes, et le fait de confier les rênes à un robot suscite l’inquiétude.

La confusion entourant l’intelligence artificielle (IA), Marc-André Bourque, PDG et fondateur de la firme Meliore, la connaît bien. Cette firme de Laval spécialisée en intelligence artificielle et en analyse quantitative a assisté près d’un demi-millier d’entreprises depuis 2010 et implanté des projets avec une centaine d’entre elles.

« En général, les gens ne savent pas ce que c’est, ce que ça peut faire, l’IA, constate-t-il. Est-ce important d’intégrer de l’apprentissage profond ? Des fois, des projets tombent parce qu’il n’y a pas assez de données, je leur dis plutôt de faire faire ça par un programmeur. »

Qu’un transformateur de canneberges et de bleuets séchés soit un leader québécois de l’industrie 4.0 fait sourire. Mais c’est bien le cas de Fruit d’Or, une entreprise de Plessisville qui a profité de l’incendie de son usine en 2015 pour miser sur l’automatisation et devenir la « première transformatrice de canneberges biologiques au monde ».

Forte des données accumulées par ses milliers de capteurs et ses processus automatisés, Fruit d’Or s’est lancée dans un projet ambitieux : entraîner une IA pour gérer toute la production.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Martin Le Moine, président et cofondateur de Fruit d’Or

La Presse en avait fait état avec enthousiasme en 2018. Le projet est mort environ deux ans plus tard, avoue Martin Le Moine, président et cofondateur de l’entreprise.

« On a fait la première tranche de 80 % de progrès qui sont les plus faciles, mais le dernier 20 % allait nous coûter énormément d’argent. […] Il est arrivé beaucoup de contraintes. »

Solutions clés en main

Ce n’est pas à une PME comme Fruit d’Or d’investir des millions pour développer une IA uniquement pour ses besoins, estime-t-il.

« On a cheminé, ça nous a fait avancer, mais je m’attendrais à ce que ce soit un fournisseur de séchoirs à fruits, qui en vend 20 par année, qui fasse ça. […] On est rendu à notre quatrième génération de trieuse optique, les progrès sont incroyables, mais ce n’est pas nous qui la développons. »

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

Fruit d’Or a profité de l’incendie de son usine en 2015 pour miser sur l’automatisation et devenir la « première transformatrice de canneberges biologiques au monde ».

Fruit d’Or recourt à l’IA avancée pour son marketing et sa publicité en ligne, précise-t-il, mais il s’agit encore là d’outils développés par des géants comme Facebook et YouTube.

Dans le monde du manufacturier, ce que je vois, c’est que ce sont souvent des systèmes clés en main. Ou on a des machines qui réagissent. On est loin du deep learning.

Martin Le Moine, président et cofondateur de Fruit d’Or

Le défi des entreprises manufacturières québécoises est plus terre-à-terre, plaide-t-il. « Le secteur manufacturier québécois, en majorité, est à l’étape d’automatiser, de collecter les données. Avant de passer à l’IA, on en a pour quelques années, il nous reste plein d’automatisation à faire au Québec. »

Exemples québécois

Sans viser aussi haut que Fruit d’Or, des entreprises arrivent tout de même à implanter des IA efficaces. Le programme Activation IA, créé au sein de l’institut Mila en juin dernier, s’en est fait une spécialité. Pour 5000 $, pendant deux à quatre mois, on a ainsi accompagné une dizaine de PME avec des experts qui ont préparé une démonstration du concept. « Nous avons un pied dans l’entrepreneuriat et un dans la recherche en IA, explique Michel Dubois, directeur du programme Activation. Nous allumons l’étincelle, leur mettons une preuve de concept entre les mains pour leur donner le goût de continuer. »

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Michel Dubois, directeur du programme Activation IA de Mila

Il donne quatre exemples de ces applications :

  • Alloprof : Un système de questions-réponses et de compréhension de textes.
  • Dubois Agrinovation : La reconnaissance visuelle permet, à partir d’une photo, de trouver la pièce de rechange. « Ça prenait une demi-heure pour chercher dans le catalogue, ça prend maintenant une seconde. »
  • CN : Un outil résumant le contenu des courriels provenant de la clientèle et établissant des statistiques sur les sujets abordés.
  • GRICS : Des analyses pour la société spécialisée dans l’élaboration de plateformes logicielles en éducation pour réduire le décrochage scolaire en analysant les interventions passées et leur effet.

Méfiance

Pour Imran Ahmad, associé chez Norton Rose et chef national en droit des technologies, il est indéniable que les chefs d’entreprise sont méfiants à l’égard de l’IA. « Il y a une certaine hésitation, les gens ont peur de tout changer du jour au lendemain. » La solution est d’implanter graduellement certaines fonctions moins critiques. « Dans un environnement manufacturier, il y a un élément de risque dès qu’il y a un imprévu. Il faut disposer d’assez de données pour faire des preuves de concept solides. »

PHOTO MIKE@MIKEBLACKPHOTOWORKS.COM, FOURNIE PAR NORTON ROSE

Imran Ahmad, associé chez Norton Rose et chef national en droit des technologies

Comme perspective intéressante, il estime que l’IA peut donner aux plus petites entreprises la possibilité de concurrencer les plus grandes. « Ça nivelle, on n’a pas à engager autant de personnes ni à bâtir de grosses infrastructures. L’incorporation de l’IA dans les petites entreprises peut se faire très rapidement. »

Un des domaines les plus profitables et les moins risqués de l’implantation de l’IA concerne la planification de l’entretien des équipements, note Françoys Labonté, PDG du Centre de recherche informatique de Montréal (CRIM). « La performance de l’IA est équivalente ou supérieure, et on n’a pas à craindre qu’elle bousille la production. » Lui aussi privilégie une approche graduelle avec la plupart des PME. « On va tester des approches classiques, de la science de données, de bonnes vieilles régressions linéaires, et on peut ensuite avoir un projet d’apprentissage automatique. Ce n’est pas parfait, mais c’est itératif. »

L’apprentissage profond n’est pas toujours nécessaire, rappelle-t-il. « Il y a un coût. Entraîner un système pendant deux semaines, GPU par-dessus GPU, pour améliorer un système de 0,5 %, est-ce que ça en vaut la peine ? »

Trois conseils pour implanter l’IA

1. L’éthique

L’utilisation d’outils publics en ligne, par exemple pour la traduction ou le stockage, doit également être faite avec prudence si des documents confidentiels y transitent. L’éthique en IA, c’est également s’assurer que le système n’ait pas de biais ou ne puisse être utilisé à des fins malveillantes. « J’ai déjà fait des projets qui pourraient être qualifiés de non éthiques, pour quantifier par exemple le travail d’un humain sur une chaîne de montage, raconte Marc-André Bourque, de Meliore. Ça marchait, c’était cool, mais j’ai arrêté ça. »

2. Les données

La clé en apprentissage profond, c’est de disposer de suffisamment de données de bonne qualité et standardisées pour entraîner l’IA. Si l’entreprise ne les a pas accumulées elle-même, il est parfois risqué d’utiliser des ensembles de données externes. « On va entraîner un système dont on ne contrôle pas la source, qu’il va falloir compléter, parfois corriger ou enrichir de données synthétiques », explique Michel Dubois, directeur du programme Activation.

3. Itérations

Plutôt que de viser dès le départ une implantation à large échelle, il vaut mieux sélectionner certaines activités. « Il faut essayer le plus possible de faire des itérations courtes et des analyses d’impact, évaluer l’avantage d’une bonne réponse et les inconvénients d’une mauvaise, explique M. Dubois. C’est un peu comme un nouvel employé : on l’aide, on le surveille un peu, on lui donne des tâches moins critiques au début. »

En savoir plus
  • 15 %
    Pourcentage des entreprises québécoises qui ont intégré l’IA dans une de leurs activités
    sondage publié en mai 2022 par l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés (CRHA)