La désorganisation est généralisée dans les finances de Groupe Sélection, qui fait aussi la sourde oreille même si ses banquiers lui demandent de se serrer la ceinture. Ce qui se passait dans les coulisses du géant des résidences pour personnes âgées (RPA) était inusité, d’après le représentant de ses créanciers.

« On demande quel est le pourcentage de détention dans un projet, on n’est pas capable de nous répondre, lance Christian Bourque, responsable du département de restructuration de PwC au Québec. C’est stupéfiant. J’en ai fait, des dossiers, je n’ai jamais vu ça. »

Sélection et ses créanciers étaient de retour devant la Cour supérieure du Québec, mercredi, pour déterminer qui contrôlera l’organisation, actuellement sous la protection de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (LACC). Les prêteurs veulent voir PwC aux commandes, tandis que le géant des RPA préfère FTI et son candidat Yanick Blanchard comme chef de la restructuration.

Les deux parties livreront ce jeudi leurs plaidoiries au juge Michel Pinsonnault, qui prendra l’affaire en délibéré et rendra sa décision au plus tard lundi, a-t-il indiqué. C’est une demande de remboursement pour un prêt de 260 millions consenti en mai 2021 par le syndicat bancaire qui a contraint Sélection à se tourner vers la LACC.

Devant le magistrat, M. Bourque a brossé un portrait qu’il a qualifié d’« incompréhensible » et d’« inacceptable » pour une organisation de la taille de Sélection. Elle brûle mensuellement 7 millions de dollars en raison, notamment, des déficits à combler dans ses RPA, des exigences attribuables à ses projets de construction en cours, des salaires de ses employés et des paiements mensuels estimés à 1,5 million à deux entreprises personnelles contrôlées par les enfants du président et fondateur Réal Bouclin. Ces deux entreprises ont par ailleurs reçu 2,5 millions avant que Sélection ne se protège de ses créanciers (voir capsule).

« Ah ! mon Dieu… cette conversation-là, elle a eu lieu à de multiples reprises », a répondu l’expert, lorsqu’il lui a été demandé si un avertissement avait été lancé à l’entreprise au sujet de ses dépenses. « Ces discussions-là ont eu lieu l’an passé, cette année. »

Groupe Sélection en chiffres

48 RPA au Québec
7 tours de logements locatifs traditionnels en activité ou en construction
15 projets en développement
3000 employés
14 000 unités d’habitation

À l’exception d’une fois, la semaine dernière, le représentant du syndicat bancaire n’a jamais été en mesure de s’entretenir en personne avec M. Bouclin.

« En 33 ans d’expérience, cela ne m’est jamais arrivé », a déploré M. Bourque.

Des portes tournantes

Trois personnes se sont succédé – Richard Nadeau, Heather Kirk et François Montigny – au poste de chef des finances chez Sélection depuis 2019. D’après M. Bourque, cela témoigne d’une « instabilité » persistante. L’incapacité du groupe à livrer de l’information financière juste mine sa crédibilité et suscite de l’inquiétude, ajoute-t-il.

Selon le représentant des créanciers, cette situation porte aussi préjudice aux occupants âgés des résidences de Sélection – dont le sort préoccupe le juge Pinsonnault.

« Si ces gens-là ne sont pas certains que la nourriture, l’électricité ou les assurances vont être payées, c’est un risque important dans les activités de Sélection », a souligné M. Bourque.

En contre-interrogatoire, l’expert a été interpellé sur le contenu du plan qu’il a préparé pour les créanciers. La stratégie mise sur une évaluation des actifs de Sélection et une vente pour rétablir les finances. Les participations dans des projets comme Espace Montmorency et le redéploiement de l’ancienne brasserie Molson à Montréal sont sur la table.

L’avocat de Sélection, Guy Martel, s’est demandé si la proposition de PwC est de « prendre la carcasse de Sélection, la couper en morceaux et la répartir aux quatre coins de la ville ». De l’avis de MMartel, il s’agit d’un plan de liquidation plutôt que de redressement.

M. Bourque a répliqué que Sélection prévoyait déjà des ventes d’immeubles pour régler ses problèmes de liquidités et rembourser ses dettes. Ce processus était en cours depuis longtemps, a-t-il ajouté, en précisant qu’une seule transaction, à l’été 2021, avait été conclue.

« Des reports, des reports et des reports, a répondu M. Bourque. C’est à se demander si on a le bon porteur de ballon pour réaliser ces monétisations, alors que c’est le seul moyen dont les prêteurs peuvent espérer se faire rembourser. »

Ce dernier a rappelé que Sélection avait été placée en situation de défaut par des partenaires comme Montoni et le Fonds de solidarité FTQ. Le lien de confiance est également brisé de ce côté, allèguent les banquiers.

Plutôt que de parler de « liquidation », c’est un « divorce » auquel on a affaire, estime M. Bourque. Les partenaires et les créanciers ne « veulent plus jouer » parce qu’ils n’ont plus confiance, a-t-il affirmé, ajoutant que le spécialiste des RPA n’avait plus de « financiers », de « partenaires » et de « liquidités ».

La famille Bouclin avant les fournisseurs

Pendant que plusieurs fournisseurs tapent du pied, deux entreprises contrôlées par les enfants de M. Bouclin ont reçu environ 2,5 millions depuis jeudi dernier, dont 1,5 million le 14 novembre, journée où Sélection s’est placée sous la protection de la LACC. Aucun autre fournisseur n’a reçu une telle somme au cours de cette période, selon M. Bourque. Ces deux entreprises servent à payer des sous-traitants et des fournisseurs qui font du travail de marketing, d’informatique et d’architecture pour Sélection. Le juge Pinsonnault a qualifié le montant d’« énorme », tandis que M. Bourque s’est demandé pourquoi ces fournisseurs avaient été privilégiés plutôt que d’autres. Le représentant des créanciers n’avait toutefois pas tous les détails. Cette situation suscite l’ire chez les fournisseurs. Consultante en équité, diversité et inclusion, Julie Nadon a reçu, vendredi dernier, le chèque de 10 000 $ qu’elle n’attendait plus. Il a toutefois rebondi. « Je suis outrée et sidérée, réagit-elle, en apprenant que des millions ont été versés aux enfants de M. Bouclin. Je m’en veux tellement de leur avoir fait confiance et de ne pas avoir exigé être payée avant la livraison de mon rapport. » – Avec André Dubuc, La Presse

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  • 1989
    Année de fondation de Groupe Sélection
    source : Groupe sélection