« Incompétence », « conflit d’intérêts », « partialité ». Quatre jours après la décision du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) d’annuler les baisses du tarif de gros de l’internet décrétées en 2019, les fournisseurs indépendants ne décolèrent pas. Trois d’entre eux, le québécois EBOX et les ontariens VMedia et TekSavvy, ont réclamé par communiqué la démission du président du CRTC, Ian Scott, et demandé l’annulation d’une décision qualifiée « d’extrêmement préjudiciable aux Canadiennes et Canadiens ».

« On pense qu’on est ici devant un scandale du CRTC », déclare en entrevue Jean-Philippe Béique, PDG d’EBOX, le plus important fournisseur indépendant au Québec avec 130 000 abonnés. « Si on demande la destitution de M. Scott, c’est qu’il y a une perte de confiance des Canadiens envers une institution censée protéger les consommateurs. On a pitché le monde sous un autobus et on leur a dit : “Arrangez-vous !” »

Cabinet et concurrence

Il est évident pour M. Béique que le CRTC a plié depuis 2019 devant les pressions des grandes entreprises, qui ont multiplié les recours et les démarches pour faire annuler cette première décision. « Le CRTC disait en 2019 qu’il y avait des faits troublants et des erreurs graves dans les calculs de coûts soumis par les grands fournisseurs et là, il est complètement allé à l’autre bout du spectre. Il y a apparence de conflit d’intérêts. On a fait un 180 degrés en favorisant directement les gros joueurs. »

« Nos prochaines étapes, c’est de montrer ça au grand jour, c’est un scandale », répète-t-il.

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Jean-Philippe Béique, PDG d’EBOX

TekSavvy, qui avait annoncé dès jeudi sa décision d’abandonner son projet d’offrir un service mobile et de participer aux enchères des prochaines fréquences 5G, a interpellé directement le cabinet fédéral lundi. Le fournisseur indépendant estime que le mandat confié en décembre 2019 par le premier ministre Justin Trudeau à son ministre de l’Innovation, des Sciences et de l’Industrie de l’époque, Navdeep Bains, d’assurer un service internet « à la fois abordable et de qualité » n’a pas été rempli.

TekSavvy accuse le président du CRTC, un ancien vice-président de Telus, d’avoir « clairement un parti pris ». « Nous demandons que le président Scott soit immédiatement démis de ses fonctions ou, à tout le moins, qu’il soit tenu de se récuser des décisions impliquant des concurrents grossistes et des fournisseurs d’installations. »

« Profondément découragé »

Ces appels s’ajoutent aux vives réactions des partis de l’opposition à Ottawa. Lundi, le critique conservateur en matière d’emplois et d’industrie, Pierre Poilievre, a interpellé le ministre François-Philippe Champagne, responsable du dossier. « Dans un revirement soudain, le CRTC a décidé d’augmenter les frais de gros pour les petits fournisseurs de services […]. Les Canadiens paient déjà des prix fort élevés pour se connecter à l’internet. […] N’est-il pas temps de changer cet environnement non concurrentiel pour offrir davantage de choix aux consommateurs ? »

Le ministre Champagne a assuré que c’était son intention. « On veut s’assurer que les Canadiens paient un prix abordable pour des services internet fiables peu importe où ils vivent au Canada. »

Vendredi, le député Brian Masse, critique du Nouveau Parti démocratique (NPD) en matière de télécommunications, s’était dit « profondément découragé » par la décision du CRTC. « Cela va avoir un impact direct et négatif sur les Canadiens, faisant en sorte que des prix déjà élevés pour l’internet vont exploser », avait-il fait valoir par communiqué.

L’exemple européen

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Pierre Larouche, professeur en droit de l’Université de Montréal et expert en droit de la concurrence

Pour le professeur de droit de la concurrence Pierre Larouche, de l’Université de Montréal, ce qui est arrivé jeudi dernier est « assez extraordinaire ». « Le CRTC a lui-même décidé qu’il s’était trompé sur pratiquement chaque point soulevé par Bell, Telus et les câblodistributeurs. C’est assez remarquable de voir une organisation revenir ainsi sur sa décision. »

Il voit cependant la plus récente décision en continuité avec une politique bien établie depuis une quinzaine d’années — et pour laquelle 2019 fait figure d’exception. « On préfère que la concurrence s’exerce entre entreprises qui ont leurs propres infrastructures. Ou bien vous investissez dans votre propre réseau, et vous accumulez de la dette, ou vous payez plus cher pour l’accès au réseau. »

L’Europe, contrairement aux États-Unis et au Canada, a choisi un chemin différent en permettant plus facilement l’accès aux petits acteurs. « Le résultat est facile à voir aujourd’hui : les prix sont plus bas. Est-ce que leurs réseaux sont plus mauvais ? demande-t-il. Ce n’est pas clair. »