(Ottawa) On entend rarement un tel plaidoyer. « Je veux payer de l’impôt », lance au bout du fil Alain Poirier, propriétaire d’une entreprise de Saint-Jean-sur-Richelieu qui fonctionne au ralenti à cause de la pénurie de main-d’œuvre.

Depuis deux ans, il n’arrive pas à faire venir au pays les travailleurs temporaires étrangers qui pourraient occuper les postes vacants au sein de son entreprise, Soleno, qui conçoit, fabrique et distribue des tuyaux pour le contrôle et la maîtrise de l’eau pluviale, entre autres choses. Et l’homme d’affaires lance un appel à l’aide aux gouvernements. « Si je réussis à trouver les travailleurs qui manquent, je vais pouvoir payer plus d’impôts. »

De tels propos devraient résonner agréablement aux oreilles du ministre des Finances à Ottawa et du grand argentier du Québec. Mais M. Poirier se heurte à une lourdeur bureaucratique qui rend impossible l’embauche de travailleurs étrangers temporaires.

M. Poirier voudrait bien embaucher des travailleurs du Québec. Mais peu de gens répondent aux offres d’emploi de l’entreprise.

Depuis 2018, on fait appel aux travailleurs étrangers. C’était une période où l’on commençait à avoir un peu plus de difficulté à recruter des gens ici au Québec. En 2019, on a fait une demande pour l’année 2020 de 28 à 30 travailleurs du Guatemala. Évidemment, la pandémie a eu des conséquences. Nous n’avons pas eu la chance d’avoir ces travailleurs.

Alain Poirier, propriétaire de Soleno

Il se trouve que les travailleurs étrangers temporaires que souhaite embaucher l’entreprise ne font pas partie des secteurs décrétés essentiels par Ottawa, soit l’agriculture et l’agroalimentaire, la santé et l’enseignement. Résultat : le traitement des autres requêtes traîne en longueur.

« Nous sommes une entreprise en expansion. Nous avons fait deux acquisitions pendant la pandémie, l’une dans la région de London, en Ontario (Blue Water Pipes), et l’autre à Lévis, qui porte le nom aujourd’hui de Seleno Plastique VPC [Valorisation des plastiques contaminés]. Et notre problème de main-d’œuvre ne fait qu’empirer. »

L’entreprise a tenté de séduire les travailleurs locaux en bonifiant les salaires pour les heures supplémentaires. Mais le remède n’a pas permis de tout régler. « Le recrutement est difficile pour les emplois où le travail physique est exigeant. Mais ça prend du monde pour faire fonctionner les équipements de production. »

Cette année, M. Poirier a soumis une demande pour 32 travailleurs étrangers temporaires. Huit travailleurs manquent toujours à l’appel. Ils sont prêts à venir. « Mais ils attendent d’avoir le feu vert du Canada pour venir. »

Actuellement, les entreprises dans les secteurs où il existe une pénurie de main-d’œuvre peuvent accorder l’équivalent de 10 % des postes à des travailleurs étrangers temporaires. Selon M. Poirier, il faudrait augmenter cette fourchette à 15 %, voire 20 %.

« Nous avons un problème qui est là pour probablement 20 ou 25 ans », a-t-il avancé. « J’ai investi 10 millions de dollars en 2019 pour un démarrage d’entreprise dans le recyclé. Mais l’usine ne roule même pas à 20 % de sa capacité parce qu’il manque de la main-d’œuvre.

« Aux États-Unis, on parle d’augmenter les impôts des entreprises. Je vais vous donner un truc pour que les gouvernements canadien et québécois touchent plus d’impôts. Trouvez du monde, faites-le entrer dans les usines et vous allez en avoir, des impôts. Donnez-nous de la main-d’œuvre et vous allez en avoir, des impôts. »

Dans le même bateau

Le cas de M. Poirier n’est évidemment pas unique. Les exemples se multiplient depuis quelques années. Propriétaire d’une entreprise de paysagement qui porte son nom dans la région de Montréal, Yannick Lee Ling en sait quelque chose.

À court d’options pour pourvoir les postes vacants, il a investi quelque 40 000 $ l’an dernier pour soumettre des demandes afin d’embaucher des travailleurs étrangers temporaires. Une option qui devait lui permettre de respecter les contrats de tonte de pelouse. L’investissement s’est avéré une perte nette. Les demandes n’ont pas été approuvées à temps par les autorités fédérales.

« C’est une véritable catastrophe, ce que l’on vit », affirme M. Lee Ling, qui n’arrive pas non plus à recruter une main-d’œuvre locale.

[Jeudi] un employé a dit qu’il allait déjeuner chez sa mère qui, disait-il, n’habitait pas loin. Il n’est jamais revenu. C’était un nouvel employé.

Yannick Lee Ling, propriétaire d’une entreprise de paysagement

Son entreprise, qui a un chiffre d’affaires annuel de 5 millions, a des contrats avec le ministère des Transports du Québec pour couper l’herbe le long des autoroutes. L’an dernier, il a dû payer une amende de 3000 $ au Ministère parce qu’il n’a pu respecter les échéanciers prévus dans les contrats, faute de main-d’œuvre.

« Nous avons eu des travailleurs étrangers temporaires en 2019. L’an dernier, ils ne sont pas venus à cause de la pandémie. Ç’a été un véritable calvaire. Cette année, ils ne peuvent venir non plus. C’est encore pire. Et je suis en train de perdre mes employés. Je suis au bord du burnout, honnêtement. »

Selon la députée bloquiste Christine Normandin, qui est critique de son parti en matière d’immigration, les appels de détresse des entreprises se multiplient un peu partout au Québec.

« Les délais de traitement des demandes des travailleurs étrangers ne cessent d’augmenter. Et cela met des entreprises en péril. Elles ont survécu de peine et de misère à la COVID-19. Mais le ministère fédéral de l’Immigration va les achever », a déploré Mme Normandin.

Selon elle, la solution passe par un transfert des responsabilités au Québec du programme des travailleurs étrangers temporaires, comme le réclame le gouvernement Legault depuis un an.