L’entreprise montréalaise CAE conteste en toute confidentialité depuis bientôt 20 mois une facture fiscale d’environ 12 millions de dollars à Ottawa. Si elle obtient gain de cause, cela pourrait inciter d’autres entreprises à réclamer le même traitement.

Le fabricant de simulateurs de vol veut déduire dès l’année du versement, soit jusqu’à 16 ans plus tôt que ce que permet le fisc, 82 millions lui ayant été versés par le gouvernement du Canada en 2012 et 2013 pour l’aider à faire de la recherche et développement (R et D). L’entreprise conteste sa facture fiscale devant la Cour canadienne de l’impôt depuis 2016.

Fait très rare, CAE a obtenu durant le litige une ordonnance complète de confidentialité sur tous les documents en vigueur depuis bientôt 20 mois, principalement pour deux raisons : 1) cela permet de protéger ses secrets commerciaux en R et D ; 2) l’entente d’aide du projet Falcon entre CAE et Ottawa comporte elle-même une clause de confidentialité. Cette ordonnance fait en sorte qu’on ne trouve publiquement aucune trace de cette cause.

En matière fiscale, les dossiers de cour sont publics. Une partie peut exceptionnellement demander la confidentialité de certains documents (pour protéger des secrets commerciaux, par exemple), mais le professeur de droit fiscal Khashayar Haghgouyan, de l’Université Laval, ne se souvient pas d’un dossier complet mis sous scellé pendant aussi longtemps. « Qu’on ne puisse pas savoir que le litige existe, c’est vraiment inhabituel. On est dans un flou total », dit M. Haghgouyan.

« C’est contre le principe habituel d’accès à la justice. Que l’ordonnance de confidentialité elle-même n’ait pas été rendue publique, ça crée une opacité non souhaitable en matière d’accès à la justice », dit André Lareau, professeur associé de droit fiscal à l’Université Laval.

Une décision attendue

Le litige a été entendu en 2019 et en 2020 par la Cour, qui doit bientôt rendre son jugement.

Si CAE obtient gain de cause, l’entreprise verrait sa facture fiscale diminuer d’environ 22 millions de dollars : 12 millions au fédéral et 10 millions au provincial.

En pratique, une victoire de CAE aurait probablement des conséquences financières beaucoup plus importantes. Depuis 2009, Ottawa a accordé environ 500 millions à CAE dans le cadre de deux ententes distinctes (dont le projet Falcon) pour l’aider avec la R et D.

Et si la Cour donnait raison à CAE, d’autres entreprises ayant des ententes similaires iraient vraisemblablement voir le fisc fédéral pour obtenir le même traitement. Bref, il y aurait un effet domino.

À quel moment CAE peut-elle déduire l’argent d’Ottawa ?

Sur le fond, le litige se résume ainsi : à quel moment CAE peut-elle déduire l’argent qu’elle a reçu d’Ottawa pour l’aider en R et D ?

« CAE demande une déduction fiscale alors qu’elle n’a pas encore payé le montant. Je trouve cette demande troublante », dit le professeur André Lareau.

En vertu des lois fiscales, une entreprise peut déduire ses dépenses en R et D (ce qui réduit sa facture fiscale) au moment où elle effectue ces dépenses. Par contre, elle ne peut pas déduire de l’« aide gouvernementale ».

Ces 82 millions versés par Ottawa à CAE font partie du projet Falcon, une aide de 250 millions sur cinq ans (2009-2014). Selon l’avis d’appel de CAE, les 82 millions ne sont pas de l’« aide gouvernementale », mais un prêt inconditionnellement remboursable que CAE doit rembourser à Ottawa avec intérêts de 35 % dans un délai de 22 ans. La Presse a vérifié la prétention de CAE auprès du ministère fédéral du Développement économique. Ottawa confirme qu’il s’agit de « contributions remboursables inconditionnelles ». (Impossible de connaître la position de l’Agence du revenu du Canada, car les documents sont confidentiels.)

Or, CAE veut déduire l’aide d’Ottawa dès qu’elle la reçoit, pas quand elle la rembourse des années plus tard.

La différence est considérable : pour le projet Falcon, CAE a jusqu’en 2030 pour faire tous ses remboursements, soit jusqu’à 16 ans après l’attribution de l’aide en 2009.

Dossier confidentiel depuis juin 2019

Le litige entre CAE et le fisc fédéral est sous scellé depuis juin 2019. C’est CAE qui a demandé la confidentialité. Le litige a donc disparu du site web de la Cour et les documents au dossier ne sont plus disponibles au public.

Une première ordonnance intérimaire de confidentialité a été rendue oralement par un juge de la Cour en juin 2019. Une deuxième ordonnance écrite a été rendue le 17 novembre 2020 (la Cour en a néanmoins fourni une copie à La Presse à la suite de sa demande). Elle doit normalement prendre fin le 26 avril prochain, selon la Cour. À partir de cette date, une nouvelle ordonnance de confidentialité devrait entrer en vigueur. Selon CAE, la majorité du dossier devrait alors redevenir publique.

« CAE a demandé une ordonnance de confidentialité seulement sur des informations d’ordre confidentiel (très limitées). […] Étant donné l’ampleur du dossier et le très grand nombre de documents mis en preuve (et qui contiennent de l’information compétitive par rapport à notre recherche et développement), plutôt que d’avoir à trancher des passages privilégiés des documents, le dossier est non accessible temporairement au public. Les parties se sont entendues pour caviarder les passages qui sont de nature de privilège commercial (et il y en a très peu) et une ordonnance sera rendue le 23 avril 2021 pour confirmer que le dossier sera rendu public sauf certains passages caviardés parce qu’ils contiennent de l’information compétitive », a indiqué CAE par courriel.

La Cour n’a pas imposé d’ordonnance de non-publication.

L’Agence du revenu du Canada, qui n’a pas commenté le dossier, n’a pas voulu indiquer à La Presse si elle s’était opposée à la demande de confidentialité de CAE. L’ordonnance rendue en 2020 indique que CAE et l’ARC l’ont demandée « d’un commun accord » pour certaines parties d’un témoignage et pour certains documents.