La situation financière fragile de la coopérative agricole Agropur soulève maintes questions au lendemain de son assemblée générale annuelle, qui s’est tenue loin des micros des médias.

Malgré un chiffre d’affaires légèrement en hausse à 7,7 milliards, la rentabilité d’Agropur reste chancelante, plombée par son lourd endettement. La Presse a demandé l’avis de trois experts pour analyser les résultats financiers audités que la coopérative ne voulait pas diffuser. L’un d’eux se questionne sur la rentabilité des activités américaines.

Sous l’impulsion du précédent patron Robert Coallier, Agropur a déployé 3,6 milliards notamment pour réaliser des acquisitions aux États-Unis qui ont fait grimper le chiffre d’affaires, mais la « rentabilité n’a pas suivi », reconnaît aujourd’hui le comité de direction dans le rapport annuel.

Le rapport se fait toutefois discret sur la rentabilité des activités américaines, qui représentent pour près de la moitié du chiffre d’affaires du transformateur laitier. « On nous dit que l’excédent d’exploitation aux États-Unis a augmenté de 14 % en 2020, mais on ne connaît pas son niveau, s’étonne Michel Magnan, professeur de comptabilité à l’Université Concordia et titulaire de la Chaire de gouvernance d’entreprise Stephen A. Jarislowsky. Quelle est la rentabilité des opérations américaines ? demande-t-il. On ne connaît pas le niveau. On ne connaît pas la marge réalisée sur ces activités. On ne connaît pas l’ampleur des actifs aux États-Unis par rapport au Canada. »

« Je me mets à la place du membre qui reçoit cette information, poursuit M. Magnan. Les dettes ont beaucoup été encourues pour acheter des activités aux États-Unis, mais là, on n’a pas idée si c’est rentable, ces activités-là. »

Agropur n’a pas voulu répondre à nos questions. « Les producteurs membres détiennent l’information financière, assure de son côté Diane Jubinville, porte-parole d’Agropur. Tout au long de l’année, la vie associative prévoit rencontres et sessions d’information à l’intention des délégués et des membres, dont l’assemblée générale tenue [mercredi]. »

« Nous évoluons dans une industrie extrêmement concurrentielle et les données financières sont des informations sensibles », dit Agropur pour justifier la décision de publier sur son site web un rapport annuel amputé des états financiers audités, une première.

Concurrent direct, le transformateur laitier Saputo fait une divulgation de ses activités par segments géographiques. Par exemple, sa marge de bénéfice avant intérêts, impôts et amortissement était de 10,3 % aux États-Unis au trimestre s’étant terminé le 31 décembre 2020.

« Les multiples acquisitions effectuées au cours des dernières années ont été soit trop chères, soit pas assez profitables, avance le gestionnaire de portefeuille Carl Simard, de GPS Medici, à qui La Presse a demandé son avis. C’est probablement une combinaison de ces deux facteurs. Le rendement sur les capitaux investis, selon mes calculs rapides, est à 5,4 % », un taux plus faible que son coût de financement, qui atteint 9,55 % dans certains cas.

« Pour Agropur, je suis très préoccupé », confie Michel Nadeau, expert en gouvernance d’entreprise et ancien numéro deux de la Caisse de dépôt et placement du Québec. « La coopérative vit une crise de croissance après ses acquisitions aux États-Unis. » Selon lui, elle doit se ressaisir. Il y a de la place pour un conseil d’administration plus fort. Québec doit être prêt à l’écouter au besoin, selon lui, et les ristournes aux membres devraient baisser le temps que le redressement soit effectué. Il se rassure néanmoins en voyant les flux de trésorerie en provenance de l’exploitation terminer en hausse en 2020.

D’autres éléments qui attirent l’attention

Mur en vue en 2022

Non seulement la coopérative doit refinancer des dettes de 878 millions qui arrivent à échéance en août 2022, mais elle doit aussi racheter d’ici avril 2022 des parts privilégiées de 470 millions appartenant notamment à la Caisse de dépôt et placement du Québec et au Fonds de solidarité FTQ, à défaut de quoi leur taux de dividende semestriel augmentera d’au moins 1,25 %. Le taux actuel est de 8,90 %. D’autres parts exigent un dividende de 9,55 %.

« Il n’est pas dans nos politiques de commenter le bilan et les opérations de nos entreprises en portefeuille. Cela dit, nous ne partageons pas le doute que vous soulevez [sur la capacité d’Agropur de verser ses dividendes] », dit Serge Vallières, porte-parole de la Caisse de dépôt, dans une courte déclaration. De son côté, Carl Simard croit que la coopérative sera obligée de poursuivre le délestage d’actifs après avoir vendu sa division de yaourts Aliment Ultima (Iögo), en décembre dernier.

Des actifs fragiles

Environ 30 % de l’actif de 4,7 milliards d’Agropur est composé d’actifs intangibles comme des écarts d’acquisition. Ce ne sont ni des usines, ni des bâtiments, ni des terrains. « Agropur a payé des primes lors de ses acquisitions américaines, ce qui n’est pas anormal, indique Michel Magnan. Mais, poursuit-il, la valeur des écarts d’acquisition fluctue en fonction de la rentabilité ou non des acquisitions. Compte tenu du taux de rentabilité général de la coopérative [moins de 1 %], on peut se poser des questions sur leur valeur future. »

Retour des bonis

Agropur demande à ses quelque 3000 membres de contribuer aux efforts visant à réduire sa dette en renonçant aux ristournes en argent, rapporte La Presse Canadienne, mais cela n’a pas empêché la coopérative de verser des primes 10 fois plus élevées à ses hauts dirigeants l’an dernier. L’équipe du conseil de direction s’est ainsi partagé 6,7 millions en rémunération incitative. En salaires et autres avantages, les émoluments du conseil de direction ont frôlé les 13 millions, en hausse de 50 % par rapport à 2019.

Résultats

Pour son exercice clos le 31 octobre 2020, Agropur a affiché des revenus de 7,7 milliards en 2020, en hausse de 6 % par rapport à 2019, tandis que ses excédents d’exploitation se sont chiffrés à 459 millions, en progression de 25,6 %. L’excédent net s’est toutefois légèrement contracté, à 38,8 millions contre 39,1 millions l’année précédente.

Vent de face pour le secteur laitier au Canada

Comme tous les transformateurs laitiers au pays, Agropur fait face à un contexte difficile depuis des années.

Sans vouloir se prononcer sur la situation du producteur du lait Natrel et Québon parce que ce n’est pas son rôle, le patron de l’Association des transformateurs laitiers du Canada (ATLC) souligne le contexte défavorable.

« Depuis 2013, l’industrie de la transformation laitière est la seule industrie de transformation alimentaire au Canada ayant une croissance du PIB négative. Le gouvernement a une large part de responsabilité là-dedans », dit Mathieu Frigon, son président et chef de la direction (voir graphique ci-bas).

« Les trois accords commerciaux conclus par le gouvernement ont fait très mal, notamment l’accord avec l’Europe. Cet accord a eu un impact énorme sur l’industrie canadienne des fromages fins, qui est concentrée au Québec. [Comme si ça ne suffisait pas], le gouvernement canadien a accordé la moitié des licences d’importation de fromage de l’accord avec l’Europe aux distributeurs et détaillants canadiens, ce qui a encore davantage augmenté le pouvoir de marché des détaillants sur le marché [intérieur]. »

ATLC fait ainsi référence à l’Accord de partenariat transpacifique (PTPCG), l’Accord économique et commercial global (AECG) et l’Accord Canada–États-Unis–Mexique (ACEUM).

Moins catégorique

Sans nier l’impact défavorable des accords commerciaux et du puissant pouvoir de négociation des distributeurs, le directeur scientifique des études économiques du Groupe Agéco, Bertrand Montel se montre moins catégorique.

« Quand je regarde Saputo, enchaîne M. Montel, les résultats de sa division canadienne au troisième trimestre qui s’arrête au 31 décembre 2020 montrent une amélioration des résultats de sa division canadienne. » D’avril à décembre, le bénéfice d’exploitation ajusté est en hausse de 8 % à 339,5 millions.

De son côté, « Agropur est rentrée dans la crise de la COVID fragilisée dans sa capacité de répondre rapidement aux changements », fait-il remarquer. Et la crise sanitaire a créé des perturbations dans le secteur laitier en fermant quasiment le secteur HRI (hôtellerie-restauration-institutions).

Le ministre Lamontagne en dialogue avec Agropur

Le ministre de l’Agriculture (MAPAQ), André Lamontagne, discute régulièrement avec les dirigeants d’Agropur, a indiqué son cabinet dans une déclaration. « Le MAPAQ continuera de suivre de près la situation d’Agropur et de l’accompagner dans la poursuite de ses objectifs et de son développement, en collaboration avec les autres instances gouvernementales, dont le ministère de l’Économie et de l’Innovation. Le gouvernement du Québec est conscient de l’importance d’Agropur pour l’économie et reste attentif à sa situation comme il l’est aussi pour les autres entreprises du secteur agroalimentaire qui contribuent à soutenir l’autonomie alimentaire du Québec. »