Des chaînes et des enseignes fort appréciées ont néanmoins disparu, laissant derrière elles des souvenirs sans prix. Tout au long de la semaine, cinq de ces magasins sont évoqués par nos lecteurs – plus de 700 avaient répondu à notre appel à tous.
Aujourd’hui : Steinberg

« Quand vous avez fait votre appel à tous, je me suis tout de suite vue petite fille », entame Gaëtane Laurin.

L’image la ramène à Montréal-Nord au milieu des années 1960, lors de « ces jeudis soir où nous allions faire notre Steinberg en famille ».

Famille au sens large : sa mère, ses grands-parents, quelquefois son frère, tous prenaient place dans la voiture de grand-papa.

Gaëtane avait 6 ans à peine.

« On restait en logement en haut des parents de ma mère. Le jeudi soir, c’était vraiment la sortie familiale. »

À l’époque, pour de nombreux ménages québécois, l’horaire de l’épicerie était aussi immuable que celui de la messe dominicale.

« C’était le jeudi soir et pas d’autre soir. »

La courte balade les menait au supermarché Steinberg situé à l’angle des boulevards Henri-Bourassa et Lacordaire. Gaëtane parcourait les allées avec ses grands-parents, pendant que sa mère remplissait son chariot de son côté.

« C’était un moment que j’avais toute seule avec mes grands-parents », se rappelle-t-elle, bercée par la nostalgie.

J’étais rendue trop grande, je ne pouvais plus m’asseoir dans le panier, mais il fallait que je reste proche, que je tienne le panier.

Gaëtane Laurin

Le souvenir du réfrigérateur rempli de briques de crème glacée lui est resté frais en mémoire.

« Ça s’appelait la Ice Castle. Quand ma grand-maman en prenait, elle disait toujours : “Ça, c’est la meilleure crème à glace !” »

Le passage à l’une des énormes caisses enregistreuses couvertes de touches revêtait une importance particulière. « Ma mère avait été caissière dans les années 50 chez Dionne. C’est sûr que je regardais toujours la madame qui passait les choses. »

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

Sac de l'épicerie Steinberg servant au service à l'auto

Le chic emballeur – chemise blanche et nœud papillon, se souvient-elle – déposait les caisses de sacs de papier sur le convoyeur à rouleaux qui longeait la vitrine en façade.

« Ça m’impressionnait, ça roulait et ça s’en allait là-bas. »

Là-bas, c’était le mystérieux local où le convoyeur vomissait les caisses de sacs, en attente de réception.

PHOTO JEAN-YVES LÉTOURNEAU, ARCHIVES LA PRESSE

Avant de récupérer leur commande, la petite Gaëtane et sa famille pouvaient faire le tour du centre commercial.

« Après, on pouvait faire le tour du centre d’achats, parce que notre commande attendait là. Peut-être pas l’été, mais l’hiver, quand la crème glacée ne fondait pas, on pouvait aller faire nos petites commissions. »

Une fois toute la famille de retour dans la voiture, grand-papa la conduisait devant la porte extérieure du « là-bas », où un préposé les accueillait.

« Il avait un uniforme avec une casquette. Je m’en souviens, c’était un peu vert bouteille. »

L’uniforme lui procurant aux yeux de la fillette une autorité de général, le haut gradé recueillait le précieux ticket par la glace latérale – celle de la voiture, pas la Ice Castle.

Souvent, c’est moi qui donnais le papier au monsieur. Il allait chercher notre commande et il la mettait dans notre coffre. C’est vraiment tout un souvenir quand tu es jeune ! J’allais à peine à l’école. J’étais importante, c’est moi qui avais le coupon !

Gaëtane Laurin

Son grand-père gratifiait l’homme d’un somptueux pourboire – 25 cents, dans son souvenir. « Il ne devait pas donner une fortune, mais c’était important pour lui. »

Le coffre était suffisamment large pour recevoir l’épicerie des grands-parents et de la petite famille de quatre – la benjamine naîtrait peu après.

« Quand tout était dans l’auto, le monsieur nous disait bonjour et il y avait d’autres autos qui s’enfilaient en arrière. J’aimais ça ! »

Le retour

Le pèlerinage du jeudi soir était suivi d’un autre cérémonial : le grand déballage.

« Papa venait aider à monter les sacs en haut et ça remplissait le comptoir. »

Tôt ou tard, une horreur en bocal surgissait d’un des sacs.

« Ah, ça, je n’aimais pas ça ! Ma mère achetait pour papa des langues dans le vinaigre ! »

Gaëtane et son frère espéraient plutôt voir apparaître les deux boîtes de petits – mais précieux – gâteaux Vachon que leur mère leur destinait.

« Ce n’était jamais les mêmes. Des fois, c’était des Pique, des fois, c’était des Demi-lune, des fois, des May West. On voulait savoir lesquels on aurait cette semaine-là. »

Quelle que soit la sorte, il n’en restait aucun le samedi soir.

Les timbres

Puis un autre souvenir sort du sac, lui aussi.

« C’était eux, Steinberg, qui donnaient les timbres Gold Star ! »

Plus vraisemblablement les timbres Pinky…

« Oui, Pinky, c’est vrai ! Quelquefois, ils nous donnaient une page complète si la commande avait coûté cher, mais sinon, ils coupaient la feuille et ils nous donnaient les timbres quand on payait la commande. Ça me revient ! »

Soigneusement collés dans des cahiers, ils permettaient aux numismates d’épicerie de choisir des articles dans un catalogue.

« Ma mère les collectionnait », se remémore Gaëtane Laurin. « Durant les Fêtes, ça lui permettait de faire des cadeaux en surplus, qui ne sortaient pas directement de son portefeuille. »

Les jeudis soir, dès la fin de novembre, l’approche de Noël s’annonçait déjà par une surabondance de sacs de farine et de sucre.

« Ma mère cuisinait beaucoup », se souvient-elle.

Évocation…

« On en parle et on dirait qu’on sent la cuisson dans la maison… »

Ah ! La salade de macaroni de Steinberg avec une base de vinaigre et huile n’avait pas son égale ! Je n’en ai pas trouvé de meilleure !

C. Demers

Ayant 62 ans, je me souviens avec nostalgie de ces samedis matin où ma mère m’amenait avec elle chez Steinberg à la Place Versailles. Le boucher la reconnaissait et commençait, avant même que ce soit commandé, à préparer le “rosbif” du dimanche. C’était, pour moi, un moment très spécial que j’ai partagé avec elle pendant de nombreuses années.

P. Courchesne

… Et la commande à la voiture

À la même époque, au début des années 1960, certains Steinberg offraient également la commande à la voiture – ces petites voitures en bois à quatre roues, tirées par un long manche rabattable pour faire office de barre de direction.

Jean Lacombe était âgé d’une dizaine d’années quand il a pris conscience du profit mirobolant qu’il pourrait tirer de celle qu’il détenait « en copropriété » avec ses frères.

D’ordinaire, ses parents allaient faire l’épicerie en auto le jeudi soir au Steinberg situé au coin de la rue Beaubien et de la 44Avenue.

Quand il fallait aller chercher quelque chose durant la semaine, on était cinq gars chez nous. Ma mère prenait le premier sur le bord de la porte et elle disait : “Amène ta voiture, on va faire l’épicerie.”

Jean Lacombe

Quand c’était lui qui était conscrit pour cause de proximité avec le chambranle, Jean attendait sa mère devant le commerce « pendant qu’elle faisait sa commande, comme on disait ». « Quand elle sortait, je mettais les sacs dans la voiture et je ramenais tout ça à la maison », raconte-t-il au téléphone.

La piastre !

Un samedi matin, quelque part vers 1964, le jeune garçon a aperçu le long du mur extérieur du Steinberg une file de garçons, chacun propriétaire d’une voiture, dont ils proposaient le service aux clients piétons, moyennant honnête rétribution.

J’avais allumé : il y a une piastre à faire ici !

Jean Lacombe

Ladite piastre et celles qui suivraient certainement à profusion lui serviraient à s’acheter sa première bicyclette. Car après que Jean se fut étalé dans la rue avec l’énorme « CCM 28 po » de son père, celui-ci avait décrété que l’Eddy Merckx en herbe ne piloterait dorénavant que son propre vélo, à sa charge de se le procurer.

Et voilà qu’elle rutilait déjà dans son esprit.

Le garçon a négocié avec ses copropriétaires l’utilisation exclusive de la voiturette durant les prochains samedis.

« Le samedi suivant, dès l’ouverture des portes, je pris ma place dans la file de convoyeurs », a-t-il décrit dans son courriel. « La chose ne fut pas aussi aisée que je l’avais imaginée, chacun défendant jalousement sa priorité. »

PHOTO PIERRE MCCANN, ARCHIVES LA PRESSE

L’emblématique S de Steinberg

Leurs clients étaient généralement des femmes seules habitant les rues voisines, dont les emplettes tenaient dans un ou deux sacs de papier, marqués comme au fer rouge de l’emblématique lettre S.

« Quand on arrivait chez les gens, les sacs, c’était nous autres qui les montions », précise au téléphone l’ancien porteur. « Ça faisait partie du service à la clientèle. »

Il se revoit, petit bonhomme, gravir l’escalier avec un sac d’épicerie plus large que lui. « Ça devait être très drôle à voir ! »

Et quand on revenait, c’était un genou dans la voiture et un pied à côté. C’étaient les planches à roulettes de l’époque. On avait tout intérêt à revenir vite.

 Jean Lacombe

Tout retard l’aurait placé plus loin dans la file.

« Il y a des fois où il fallait vendre chèrement sa place, parce qu’il y avait une sortie sur la rue Beaubien et une sortie sur le stationnement à l’arrière. Quand ils revenaient de faire une livraison, les petits vites, plutôt que de revenir se mettre à la fin de la ligne, passaient par le stationnement et traversaient le magasin devant les caisses. »

Ils étaient pratiquement assurés d’être hélés par une cliente en mal de porteur.

« Quand le gars sortait du magasin par la rue Beaubien avec une commande dans sa voiture, il se faisait regarder de travers. »

Prévoyant, Jean s’était ce jour-là muni d’un lunch, « le premier de [sa] vie de travailleur ». Cette précaution lui a valu durant le dîner « un avantage concurrentiel » sur les collègues que la faim a rappelés à la maison.

L’après-midi s’est déroulé sous les averses. « Ma prévoyance alimentaire étant supérieure à celle vestimentaire, je la passai donc sans imperméable », relatait encore son courriel.

La pluie, à défaut du ciel, avait au moins éclairci les rangs des concurrents.

Décompte et déconvenue

En fin d’après-midi, Jean est retourné à la maison pour faire le compte de sa fortune : « Plusieurs sous noirs et 5 sous, quelques 10 sous et pas un seul 25 sous. » Une somme totale de 99 cents « pour toute une journée de travail ».

« J’étais tellement découragé… »

Son père lui a tendu le sou qui compléterait la piastre dont il avait eu la vision, mais sa fierté l’a empêché d’accepter l’aumône.

« Non, ça ne compte pas, ce n’est pas ma cenne. »

Il a tenté sa chance un samedi ou deux encore, avec un succès tout aussi relatif, avant de changer de carrière : à l’automne suivant, il est devenu porteur de journaux pour La Presse.

La voiture était encore au cœur du projet entrepreneurial de l’émule d’Elon Musk. Son père lui a fabriqué une boîte amovible en contreplaqué munie d’un couvercle pour protéger ses journaux durant sa tournée.

« Je me suis procuré ma première bicyclette l’été suivant », nous rassure-t-il.

Il n’a plus mis les pieds au Steinberg de la rue Beaubien pendant une dizaine d’années, jusqu’à ce que, jeune étudiant de passage à la maison, il y retourne faire une course pour sa mère.

« Quand je suis entré là, je me suis dit : mon Dieu, ce n’est pas ça ! Ce n’était pas ce que j’avais dans mes souvenirs d’enfant. »

Sa perspective avait changé : presque trois pieds plus haut.

Je m’ennuie de mon Steinberg, je lui dois beaucoup. J’y ai travaillé quatre ans, entre 1976 et 1980, j’étais étudiante. Ce salaire m’a permis de payer mon loyer, mon épicerie (mon Steinberg), et toutes mes études universitaires. On y a bâti ma confiance en me confiant des responsabilités additionnelles. Je suis devenue comptable agréée. Merci Steinberg !

 R. Desjardins

Les concurrents de la nostalgie

A&P

Mes parents faisaient leur épicerie au A&P. Deux produits ont marqué mes souvenirs, le café Bokar et les gâteaux des anges Ann Parker (pour A&P).

S. de Merlis

Dominion

Dominion ! ! ! ! Seule l’évocation de ce nom provoque l’incontournable refrain de la publicité avec Juliette Huot : “Dominion nous fait bien manger.” À chaque fois ! ! ! ! LOL

L. Drouin

La petite histoire de Steinberg

Ida Steinberg, immigrante juive hongroise, a ouvert en 1917 une petite épicerie sur le boulevard Saint-Laurent.

De ses six enfants, c’est Samuel qui montrera le plus vif instinct d’entrepreneur.

En 1919, à peine âgé de 14 ans, il a loué le local adjacent avec sa mère, puis a ouvert une première succursale rue Bernard, en 1926.

Sa première épicerie libre-service, apparue en 1934, est suivie quelques années plus tard par ses deux premiers supermarchés.

En 1950, Steinberg, qui compte 2000 employés et 30 magasins, dont 28 dans la région montréalaise, se lance à la conquête du reste du Québec.

Jusque dans les années 1980, Steinberg est demeurée la plus vaste chaîne de supermarchés de la province.

Après la mort de Sam Steinberg en 1978 à l’âge de 72 ans, l’entreprise entame une lente déliquescence qu’aggrave une querelle de succession entre ses trois filles. L’entreprise est cédée en 1989 à la Caisse de dépôt et placement du Québec et à la société Socanav. La déroute commerciale se poursuit jusqu’à la faillite déclarée en 1992. Metro Richelieu et Provigo se partagent alors 102 supermarchés pour la somme de 275 millions.