Avec la vente annoncée vendredi de la Laiterie Chalifoux à la coopérative française Alsace Lait, les consommateurs qui souhaitent mettre du yogourt québécois dans leur panier d’épicerie auront dorénavant peu de choix. Les grandes marques, présentes dans les réfrigérateurs des supermarchés, appartiennent dorénavant toutes à des entreprises étrangères.

Connue pour ses petits pots de yogourt en verre de marque Maison Riviera, la laiterie de Sorel-Tracy, qui produit également du fromage, de la crème et du beurre, avait réussi à se tailler une place dans les grandes surfaces à côté de Danone, Liberté (General Mills) et Lactalis, qui a acquis en décembre 2020 les yogourts IÖGO, produits auparavant par la coopérative québécoise Agropur. L’annonce de la vente de la Laiterie Chalifoux vendredi signifie qu’il ne reste plus aucun grand acteur québécois au rayon des yogourts. La Laiterie Chagnon, entreprise de moins grande envergure, compte parmi les quelques survivants.

Pourquoi les entreprises d’ici peinent-elles à rester dans le marché ? Selon les experts consultés, la très grande concurrence et la nécessité d’investir pour innover expliquent en partie pourquoi les entreprises d’ici décident de passer le flambeau.

« On a vu que les joueurs québécois étaient capables de lancer des produits et de se démarquer, explique Maurice Doyon, professeur au département d’économie agroalimentaire et des sciences de la consommation de l’Université Laval. Après ça, dans un environnement hautement compétitif, être en mesure de poursuivre à ce niveau d’efforts là… De toute évidence, nos entreprises québécoises ont décidé que ce n’était pas ça qu’elles voulaient faire. »

[Concernant la Laiterie Chalifoux], il y avait de la croissance. Probablement qu’au début, les marges étaient intéressantes. Avec la compétition, les marges se sont amenuisées, et là, ça nécessite une poche profonde pour être en mesure de rester dans ce marché-là.

Maurice Doyon, professeur au département d’économie agroalimentaire et des sciences de la consommation de l’Université Laval

« La compétition est très forte et le consommateur y va souvent sur le prix, rappelle pour sa part Pascal Thériault, agronome et économiste à l’Université McGill. Ça devient difficile d’innover et de développer de nouveaux produits, parce que si tu es un producteur-transformateur de yogourt, souvent, pour rentrer un nouveau produit, il faut que tu enlèves un des tiens. Les parts de marché sont difficiles à aller chercher. »

Encore des petits acteurs d’ici

Considérée comme un plus petit acteur, la Laiterie Chagnon, une entreprise de Waterloo qui produit notamment du yogourt, de la crème glacée et du beurre, a bien l’intention de rester dans le marché. S’il qualifie de « désolant » le fait que Chalifoux a été vendue à une coopérative étrangère, le copropriétaire de la Laiterie Chagnon Nathan Kaiser reconnaît « qu’il est très dur de [faire sa place] contre les grosses boîtes ».

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Nathan Kaiser et Christian Kaiser, copropriétaires de la Laiterie Chagnon

« On est ici pour de bon, assure M. Kaiser. On est pas mal les derniers. Notre but, c’est de continuer d’innover, d’apporter de nouveaux produits aux consommateurs. Mais de là à dire qu’on va prendre la place de ces joueurs-là, c’est impossible. »

Investir pour innover

C’est devant la nécessité de devoir investir davantage pour faire « grandir la marque » qu’Alain Chalifoux, président de la Laiterie du même nom, a décidé de se départir de son entreprise familiale, fondée il y a 100 ans, et de la vendre à la coopérative Alsace Lait et à son directeur général, Frédéric Madon.

« Quand tu chatouilles les grands [producteurs], il faut que tu continues d’innover. Pour ça, ça prend des sous. Nous, on avait peut-être une moins grande ambition, je dirais ça comme ça. Tandis que M. Madon et ses équipes avaient peut-être plus d’ambition, [plus de volonté] de travailler et d’investir beaucoup d’argent », a expliqué M. Chalifoux, au cours d’une entrevue accordée à La Presse, en compagnie de Frédéric Madon.

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Le président de la Laiterie Chalifoux, Alain Chalifoux (à gauche), et le directeur général de la coopérative Alsace Lait, Frédéric Madon

Du coup, celui qui faisait partie de la quatrième génération de la famille Chalifoux à diriger l’entreprise affirme que ce changement de garde permettra d’assurer la « pérennité » et le « développement futur » de la laiterie qui conservera son usine de Sorel-Tracy et son siège social situé à Varennes.

La nouvelle a été annoncée aux 170 travailleurs de l’entreprise vendredi matin. Du côté d’Alsace lait – qui compte parmi les 25 plus grandes entreprises laitières en France –, on assure que tous les emplois seront préservés et que les opérations fonctionneront comme avant. Laiterie Chalifoux produit près de 4 millions de kilogrammes de yogourt annuellement. Rappelons que l’entreprise, qui exploite la marque Maison Riviera, collaborait déjà avec Alsace Lait depuis quelques années. En 2015, elle a vendu 40 % de ses parts à la coopérative française dans le but d’élargir sa gamme de produits.

Six mois après le début de ce partenariat, la Laiterie lançait, en septembre 2015, Petit Pot, les célèbres yogourts dans des contenants de verre, devenu le produit phare de l’entreprise.

Près de six ans après le début de sa relation avec Alsace Lait, voilà que M. Chalifoux a décidé de lui vendre la totalité de l’entreprise à l’exception du Chalifoux Casse-Croûte Bar laitier, qui restera dans la famille. « À Sorel, [le casse-croûte], ça fait partie des coutumes : aller manger une crème glacée, aller manger du fromage en grains frais du jour, aller acheter du lait, lance fièrement Alain Chalifoux. C’est un point de rencontre que les gens ont depuis des décennies et des décennies. Ça, on s’est dit : on le garde », dit-il en ajoutant que son père, aujourd’hui âgé de 80 ans, et son oncle prennent encore plaisir à s’y rendre et qu’« ils n’y vont pas pour cinq minutes ».

Perte de l’identité québécoise ?

Par ailleurs, bien que l’entreprise soit maintenant une propriété française, M. Chalifoux affirme que la Laiterie conservera ses racines québécoises. Il rappelle que l’actuel directeur général, M. Madon, qui se porte en partie acquéreur, vit dans la province depuis un an et s’y installera pour de bon avec sa conjointe. « C’est rendu un Québécois, il adore le Québec, sa famille s’en vient ici. »

Je suis le seul Français à venir. Les équipes que j’ai en France restent en France. C’est une volonté de ma part de ne pas les emmener parce que je considère que l’expertise, le savoir sont ici au Québec et au Canada.

Frédéric Madon, directeur général d’Alsace Lait

Si jamais le directeur général a besoin de conseils pour mener la barque, il pourra consulter M. Chalifoux, qu’il considère comme un ami. « Je ne serai jamais très loin, assure Alain Chalifoux. Je ne suis vraiment pas amer. »