Habitations Trigone vient de perdre toutes ses licences de construction. La Régie du bâtiment du Québec les a annulées en bloc le 30 septembre.

La décision crée une véritable onde de choc dans l’industrie, puisque le constructeur, à travers ses 23 filiales, est l’un des plus importants au Québec. C’est lui qui construit l’Éco-Quartier de la Gare à Brossard, notamment.

Le Bureau des régisseurs de la Régie sévit en fait contre les dirigeants d’Habitations Trigone, Patrice St-Pierre et Serge Rouillard, en annulant pas moins de 19 licences servant à réaliser leurs projets, dont plusieurs ont connu de graves problèmes de qualité.

Le chien de garde de l’industrie leur reproche d’avoir « contourné une loi d’ordre public » par différents stratagèmes : dettes de jugements non payées, fausses déclarations, absence de collaboration avec les autorités, confusion entre les filiales, manque de discernement quant à la sécurité du public, manquements aux lois, mauvais service et mauvaise qualité…

Conséquence : Trigone ne peut pas « se mériter la confiance du public et, partant, celle de la Régie ».

Le Bureau des régisseurs sévit ainsi pour des « manquements contemporains et répétitifs », pour lesquels « les intimées et leurs dirigeants n’ont démontré aucune volonté d’amélioration ».

L’organisme a ordonné l’application de sa décision le plus rapidement possible. Les sociétés du groupe Trigone ont d’ailleurs commencé la fermeture de tous leurs chantiers vendredi.

« On va se défendre bec et ongles »

Joint par La Presse à son domicile, l’un des propriétaires, Patrice St-Pierre, dit qu’il entend contester la décision devant le Tribunal administratif du travail.

« Dès qu’on en a pris connaissance, on l’a envoyée à nos avocats, qui ont déposé l’appel », assure Patrice St-Pierre, dont le groupe a construit « plus de 22 000 unités » depuis 1991, selon son site internet.

Il ne se dit pas étonné par la décision du régisseur, qui selon lui comptait faire un « exemple » avec Trigone. « On n’est pas d’accord et on va se défendre bec et ongles », dit-il.

En plus d’annuler ses licences actives, la Régie refuse d’en accorder à quatre sociétés en commandite créées pour entamer d’autres projets : l’Éco-Quartier de la Gare à Brossard, Espace nature, Les Portes de Londres et Quartier Vert Urbain.

Malfaçons et piètre qualité

Le chien de garde de l’industrie n’est pas tendre en ce qui a trait aux multiples problèmes connus dans les habitations du groupe. La preuve « ne laisse place à aucun doute quant à l’importance de certaines malfaçons et [certains] vices de construction, sans oublier la piètre qualité du service après-vente », précise le document.

Le régisseur souligne de multiples problèmes que le constructeur a rechigné à corriger : affaissement des balcons, infiltration d’eau, problèmes avec les stationnements, les chauffe-eau…

« Plusieurs des déclarants dénoncent le manque de collaboration et les difficultés à rejoindre le service après-vente du groupe Trigone et à obtenir un suivi de leur part », lit-on dans la décision.

Au projet Cité de la Gare à Mascouche, l’entreprise de Patrice St-Pierre et Serge Rouillard ne répondait même pas aux consommateurs qui leur signalaient des problèmes de balcons non conformes et d’infiltration d’eau, selon le régisseur.

Au fil des ans, la RBQ a accordé des licences de construction à pas moins de 45 entreprises sous le contrôle de Trigone pour réaliser des projets. L’un des deux propriétaires, Serge Rouillard, a expliqué à la Régie que « ce mode opératoire est fréquent dans l’industrie ».

Sauf que dans le cas de Trigone, le régisseur explique que le groupe s’est servi de cette stratégie pour éviter de payer les sommes qu’il avait été condamné à rembourser à des acheteurs lésés.

Par exemple, l’une des entreprises devait rembourser « plus de 300 000 $ » depuis 2013 pour des vices de construction aux Îlots du Havre, à Laval. Mais la filiale qui a construit le projet n’a aujourd’hui plus aucun actif. « Ils n’ont pas été payés et ne le seront pas », dit le régisseur.

« Le défaut de payer un jugement entache la probité de l’ensemble des intimées en raison de leurs dirigeants communs et du fait qu’elles partagent pour la quasi-totalité le même répondant », écrit le régisseur.

« Pas étonné »

Rien d’étonnant pour Guy Rosa, membre du C. A. d’un des syndicats de copropriété du Quartier Victoria à Saint-Lambert, un projet mentionné dans le rapport du régisseur.

« On fait affaire de façon régulière avec M. St-Pierre et Habitations Trigone. Les conclusions de la Régie correspondent à la perception qu’on a d’eux », dit-il.

Il énumère les problèmes dans la construction du Quartier Victoria : une seule ligne d’alimentation électrique pour trois phases, construction retardée pour un mur anticollision…

Dans une autre phase du projet, des copropriétaires ont vécu de graves problèmes d’infiltration d’eau, indique le rapport du régisseur.

La RBQ a aussi dû intervenir pour faire corriger des problèmes de terrasses construites avec des matériaux combustibles, ce qui contrevient aux normes. « Cette non-conformité se retrouve aussi à deux autres adresses, mentionne un rapport cité dans la décision du régisseur. Plus de cinq ans se sont écoulés et la non-conformité était toujours présente […] en 2020. »

À l’Association des consommateurs pour la qualité dans la construction, Marc-André Harnois se réjouit de la décision du régisseur contre Trigone.

La RBQ lance un message important à l’un des plus gros promoteurs au Québec : on peut se faire épingler. Isolément, ce sont des choses courantes. Mais le nombre de recours en justice contre Trigone est si élevé !

Marc-André Harnois, directeur général de l’Association des consommateurs pour la qualité dans la construction

Il se demande toutefois pourquoi la Régie a attendu qu’un reportage de Radio-Canada se penche en janvier 2020 sur les abus de Trigone pour enquêter.

Le cabinet de la ministre des Affaires municipales et de l’Habitation, Andrée Laforest, dit « prendre acte de la décision », sans vouloir la commenter directement.

« Ceci étant dit, la ministre Laforest a l’intention de poursuivre son travail et de serrer encore davantage la vis pour que des situations, comme celles qui sont rapportées notamment à travers les médias, ne se reproduisent plus », écrit son attachée de presse Bénédicte Trottier-Lavoie dans un courriel.

Avec Isabelle Massé et Marie-Eve Fournier, La Presse, qui ont réalisé des entrevues

Précision : une version antérieure de ce texte mentionnait un reportage de La Facture en octobre 2020. Radio-Canada a bien publié un article sur Trigone à cette époque, mais l’émission de La Facture en question sur les problèmes dans les constructions du groupe a plutôt pris l’antenne en janvier 2020. Nos excuses.