L’enquête sur le vol massif de données personnelles chez Desjardins n’est pas près d’aboutir. Après une perquisition dans les bureaux du Mouvement à Montréal en février, la police prévoyait que plus de six mois de négociations seraient nécessaires pour pouvoir consulter la preuve, placée sous scellés. Deux mois plus tard, le processus judiciaire n’a même pas commencé, à cause d’un différend avec les avocats de l’institution financière.

« Considérant la complexité de la requête et les intérêts parfois divergents des parties, nous sommes déjà bloqués assez tôt dans l’application du protocole », a déploré le procureur Richard Rougeau en Cour supérieure, mercredi.

En février, la Sûreté du Québec (SQ) a passé quatre jours dans la tour Sud du Complexe Desjardins pour récolter de la preuve sur la fuite de données mise au jour en 2019.

Dès leur arrivée, les avocats du Mouvement ont résisté. Selon eux, « plusieurs des items recherchés étaient de nature privilégiée », selon ce que la police a affirmé devant la Cour supérieure.

La SQ s’est donc engagée à placer son butin sous scellés et a présenté à la Cour supérieure une requête de type « Lavallée », pour déterminer ce que les enquêteurs pourront voir et ce qui doit être caviardé.

Le processus devait commencer en février par la nomination d’une avocate comme amicus curiæ (amie de la cour). Son rôle sera d’aider la juge Catherine Perreault à examiner les articles saisis.

Le processus devait ensuite se prolonger au moins jusqu’en août, selon les estimations que la SQ a incluses dans sa requête.

Mais voilà : Desjardins s’est opposé à la nomination de l’avocate qu’avait choisie le ministère public pour cette tâche. Deux mois après la perquisition, cette première étape n’est donc toujours pas franchie, selon ce que le procureur Rougeau a fait savoir en Cour supérieure mercredi.

Une « amie » trop chère

Au lieu de l’avocate qu’avait désignée le ministère public comme amie de la cour, Desjardins voudrait faire nommer Danielle Ferron, du cabinet Langlois. Le hic : cette spécialiste des saisies demande plus cher que le tarif règlementaire maximum de 300 $ l’heure pour ce travail, à la charge du Procureur général du Québec, donc des contribuables.

Desjardins offre de payer lui-même le surplus d’honoraires, mais le ministère public a « énormément de réticences » à ce sujet, selon le procureur Rougeau.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Ce tableau de la Sûreté du Québec tâche d’expliquer le très complexe processus à suivre dans le cadre de la requête Lavallée déposée pour pouvoir consulter la preuve saisie dans les bureaux de Desjardins en février, dans le cadre du projet Portier sur la fuite de données.

L’idée fait aussi sourciller Denis Gallant, criminaliste, ancien président-directeur général de l’Autorité des marchés publics et ex-procureur en chef adjoint de la commission Charbonneau. « Je les comprends de ne pas être chauds à l’idée, dit-il. C’est une question d’impartialité… »

Le criminaliste Jean-Claude Hébert trouve lui aussi douteuse la suggestion de Desjardins.

L’administration de la justice ne doit pas être modulée selon la capacité financière des parties et intervenants.

Le criminaliste Jean-Claude Hébert

Deux mois perdus

Chose certaine, ces discussions bloquent le processus au stade préliminaire et paralysent l’enquête sur Sébastien Boulanger Dorval. Cet ancien employé de Desjardins est soupçonné d’avoir dérobé les renseignements personnels de millions de clients du Mouvement, puis de les avoir revendus à un groupe de prêteurs privés et de courtiers de la région de Québec.

« Ils ont perdu deux mois !, déplore Denis Gallant. Rien n’a été étudié encore. Ils ne peuvent pas regarder la preuve avant que ça soit tranché, ils commettraient un vice de procédure… »

De nombreux autres écueils risquent de se présenter sur la route de la SQ et du ministère public, prévient-il. « À mon avis, ils ne s’entendront même pas sur ce qui est privilégié ou non. »

Mercredi, un avocat du Mouvement a toutefois voulu « rassurer la Cour ».

« Desjardins continue l’analyse de son privilège et va être en bonne posture, lorsque les parties auront finalement un amicus curiæ avec qui travailler, a dit Gabriel Querry, du cabinet McCarthy Tétrault. C’est la clé de voûte pour nous assurer qu’on aura une requête Lavallée qui sera efficace. »

Les parties seront de retour en cour le 18 mai.

Enquête laborieuse

Le criminaliste Jean-Claude Hébert s’étonne de voir tant de complications s’accumuler dans l’enquête sur le vol de renseignements personnels ayant affecté tous les clients de Desjardins, soit près de 9,7 millions de personnes.

Que ce soit aussi sophistiqué, long et laborieux, je pense que c’est une première.

Le criminaliste Jean-Claude Hébert

Desjardins invoque notamment le privilège avocat-client, le secret des informations commerciales et la protection des renseignements personnels de ses clients pour empêcher les enquêteurs d’examiner rapidement les articles saisis en février.

Dès le début de l’enquête sur le vol massif des données de Desjardins, la collaboration entre la SQ et le Mouvement s’est avérée difficile.

En mai 2019, la police a dû s’accommoder d’une ordonnance Anton Piller qu’avait obtenue Desjardins. Cette ordonnance a permis au Mouvement de faire saisir lui-même du matériel chez Sébastien Boulanger Dorval, sans être accompagné de la police.

Qu’est-ce qu’une requête Lavallée ?

Cette procédure judiciaire sert à encadrer la consultation d’éléments de preuve après une perquisition, ou même à retirer des articles de la preuve si la personne ou l’organisation saisie invoque un privilège de confidentialité, comme le privilège avocat-client. Elle doit son nom à la cause Lavallée, Rackle & Heintz c. Canada, en Cour suprême.