En annonçant l’abandon du projet d’achat de Transat A.T., vendredi dernier, la haute direction d’Air Canada s’est empressée d’indiquer qu’au moment où l’entreprise « se reconstruit des contrecoups de la pandémie, il est essentiel de se concentrer sur la création de conditions optimales à son rétablissement complet ».

Or, de l’avis d’analystes, pendant que la reprise du transport aérien de passagers s’accélère aux États-Unis, elle tarde à se manifester chez les principaux transporteurs canadiens.

En particulier chez Air Canada, qui continue de puiser dans ses réserves financières pour limiter les dommages à sa capacité concurrentielle sur les marchés transfrontaliers et internationaux.

« La relance du marché national de chaque transporteur est la clé du redressement de leurs affaires après la crise de la pandémie », assure Michel Magnan, analyste financier et professeur aux programmes de gestion de l’aviation à l’École de gestion John-Molson, de l’Université Concordia, à Montréal.

En Amérique du Nord, les principaux transporteurs aux États-Unis ont pris une longueur d’avance sur leurs concurrents canadiens, Air Canada et WestJet, avec la reprise de la demande de voyages et le progrès de la vaccination.

Michel Magnan, analyste financier et professeur aux programmes de gestion de l’aviation à l’École de gestion John-Molson, de l’Université Concordia, à Montréal

« Air Canada est entré dans la crise avec une situation financière solide et enviable par rapport aux principaux transporteurs aux États-Unis et en Europe. Toutefois, rendu en fin d’année 2020, cette situation financière d’Air Canada s’est beaucoup détériorée, ce qui pourrait nuire à sa capacité de relance des activités de vol interrompues et, du même coup, compromettre sa position concurrentielle dans les marchés transfrontaliers et internationaux », estime Mehran Ebrahimi, directeur et professeur à l’Observatoire international de l’aéronautique et de l’aviation civile de l’École des sciences de la gestion de l’Université du Québec à Montréal (UQAM).

De l’avis de Kevin Chiang, analyste des transports chez CIBC Marchés mondiaux, « bien qu’Air Canada dispose de bonnes liquidités financières, sa cadence de reprise demeurera tributaire de deux facteurs encore très volatils : le moment de la réouverture des frontières et les progrès de la vaccination en Amérique du Nord ».

Entre-temps, indique l’analyste dans une récente note à ses clients-investisseurs, la « probabilité accrue que les principaux transporteurs aériens du Canada puissent obtenir un soutien financier spécifique du gouvernement canadien pourrait mettre Air Canada sur un pied d’égalité avec les compagnies aériennes aux États-Unis et en Europe qui ont déjà reçu une aide financière spéciale de leur gouvernement national ».

Quel est l’état de santé d’Air Canada ?

Cela dit, qu’en est-il de la santé financière d’Air Canada par rapport à ses principaux concurrents américains et européens ?

Pour y voir plus clair, La Presse a rassemblé les principaux résultats financiers de fin d’exercice 2020 et 2019 d’Air Canada avec ceux des plus gros transporteurs aux États-Unis – American, United et Delta – et en Europe – International Consolidated Airlines Group (British-Iberia), Air France-KLM et Lufthansa.

Après une année record en 2019, les revenus des principaux transporteurs aériens en Amérique du Nord et en Europe ont subi une chute catastrophique durant la pandémie de COVID-19.

En fin d’exercice 2020, cette chute s’inscrit de 59 % à 69 % parmi les sept transporteurs recensés par La Presse.

Chez Air Canada, après que le transporteur eut subi une telle chute de ses revenus, faut-il s’attendre à des dommages à sa compétitivité de relance ?

« Air Canada dispose actuellement de liquidités adéquates – d’environ 8 milliards de dollars – qui devraient la soutenir tout au long de l’année 2021, même si sa consommation de liquidités ne s’améliore pas de son niveau de 12 à 15 millions de dollars par jour », estime l’analyste Dan Fong, de la firme torontoise Veritas Investment Research.

« De plus, Air Canada a des sources de financement encore disponibles au besoin. Sur les marchés d’investissement, mais aussi en utilisant le 1,7 milliard en valeur d’actifs non grevés chez ses filiales Aéroplan et Vacances Air Canada ainsi que ses activités de transport de marchandises. »

La chute brutale des revenus des principaux transporteurs aériens d’Amérique du Nord et d’Europe dès le début de la pandémie a fait basculer leurs profits élevés de 2019 en pertes énormes un an plus tard.

Chez Air Canada, malgré de récents résultats désastreux, le transporteur a quelques atouts en main pour la suite, de l’avis de Konark Gupta, analyste des transports chez Scotia Capital.

« Air Canada ne s’attend pas à des coûts additionnels importants lors de phase de relance progressive au cours des prochains mois. Entre-temps, il a gardé environ 50 % de ses effectifs et a maintenu ses pilotes à jour dans leur formation, malgré un fonctionnement à moins de 20 % de sa capacité », indique M. Gupta dans une récente note à ses clients-investisseurs.

Les seuls coûts supplémentaires auxquels s’attend Air Canada concernent les travaux d’entretien pour le retour en vol progressif de ses avions après des mois d’entreposage.

Konark Gupta, analyste des transports chez Scotia Capital, dans une récente note à ses clients-investisseurs

« De plus, la disponibilité d’une flotte plus efficace et plus jeune, la meilleure intégration d’Aéroplan et le retour du Boeing 737-MAX devraient aider au redressement des marges d’exploitation d’Air Canada », poursuit-il.

En comptabilité d’affaires, l’« état de la trésorerie [ou liquidités disponibles] est le sang financier de toute entreprise, c’est ce qui fait rouler la machine », résume Michel Magnan, de l’École de gestion John-Molson, de l’Université Concordia.

« En situation de grave crise de revenus, comme celle que traversent les transporteurs aériens depuis un an, la gestion de trésorerie devient primordiale parce qu’elle détermine la capacité de survie financière de l’entreprise jusqu’à ce que la crise se résorbe. »

Or, en dépit de pertes considérables en 2020, les principaux transporteurs aériens des deux côtés de l’Atlantique sont parvenus à préserver et même à rehausser leur situation de trésorerie. Comment ont-ils fait ?

D’abord, en réduisant ou en stoppant leurs activités les plus coûteuses – et déficitaires – en l’absence de clients-voyageurs, d’où les mises à pied d’employés et la mise au rancart de nombreux avions dès les premières semaines de la pandémie.

Ensuite, en obtenant des liquidités avec des émissions d’actions et de dette auprès d’investisseurs dans les marchés financiers.

Enfin, en bénéficiant de milliards de dollars en aide financière destinée au secteur aérien de la part de leur gouvernement national – à l’exception d’Air Canada, qui est parvenu à rehausser sa trésorerie malgré l’absence d’aide spécifique du gouvernement canadien.

De l’avis de Michel Magnan, ça montre que la « gestion financière d’Air Canada face à la pandémie a été très adéquate. Ils ont fait ce qu’il fallait pour assurer la pérennité de l’entreprise ».

« Les transporteurs américains ont obtenu 54 milliards US en aide spécifique dès le début de la crise de pandémie, et on en voit la forte incidence dans leur trésorerie. En Europe, c’est au moins 16 milliards d’euros [24,5 milliards CAN] qui ont été versés en tout à Air France-KLM et à Lufthansa », indique quant à lui Mehran Ebrahimi, de l’École des sciences de la gestion de l’UQAM.

Pendant ce temps, chez Air Canada, l’absence d’aide spécifique du gouvernement canadien risque de plus en plus d’être un désavantage financier de relance face à ces principaux concurrents américains et européens.

Mehran Ebrahimi, directeur et professeur à l’Observatoire international de l’aéronautique et de l’aviation civile de l’École des sciences de la gestion de l’UQAM

Afin de renflouer leur trésorerie durant la crise, les principaux transporteurs aériens d’Amérique du Nord et d’Europe dont le capital est ouvert en Bourse ont levé des capitaux en émettant des titres de dette et des actions auprès de certains investisseurs.

En contrepartie, ces mesures de capitalisation effectuées alors que les marchés financiers étaient déjà très bousculés par le choc économique de la pandémie se sont avérées très coûteuses pour le bilan financier des transporteurs aériens.

« L’évolution des capitaux propres est une importante mesure de la santé et de la solvabilité financière d’une entreprise en fonction de la rentabilité de ses activités, récente et anticipée », explique Michel Magnan, de l’Université Concordia.

En quatre trimestres, les capitaux propres ont fondu des deux tiers chez Air Canada et de moitié chez United Airlines. Ils ont été décimés par plus de 80 % chez Delta, aux États-Unis, ainsi que chez Lufthansa et chez ICAG (British Air-Iberia), en Europe.

Déjà fragiles financièrement avant la crise, Air France-KLM et American Airlines se retrouvent même en déficit des capitaux propres.

« C’est très grave sur le plan financier. Si ces transporteurs ne trouvent pas bientôt de nouveaux capitaux et qu’ils continuent d’accumuler des pertes, ils pourraient se retrouver en situation d’insolvabilité et de restructuration financière forcée », anticipe Michel Magnan.