(Toronto) L’entente proposée par Rogers Communications pour acheter Shaw Communications soulève certaines questions sur la volonté des autorités réglementaires et des élus, et sur ce qu’ils sont prêts à faire pour encourager la concurrence dans l’industrie canadienne des télécommunications.

Cet accord survient alors que la pandémie COVID-19 a augmenté l’intérêt des consommateurs pour la connectivité numérique et la protection de leur portefeuille. Lors de l’annonce de l’accord, les entreprises se sont engagées à continuer d’offrir des forfaits sans fil abordables, sans frais d’utilisation excédentaire, et Rogers a affirmé qu’elle n’augmenterait pas les prix des services sans fil pour les clients de Freedom Mobile pendant au moins trois ans.

Malgré les promesses de Rogers, certains analystes craignent que son mariage avec Shaw lui confère plus de pouvoir pour augmenter ses prix.

« Premièrement – et c’est une évidence –, l’accord se traduira par des hausses de prix et moins de concurrence », a écrit Michael Geist, professeur de droit à l’Université d’Ottawa et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en droit de l’internet et du commerce électronique, dans une entrée de blogue.

« La disparition d’une entreprise en laquelle certains voyaient un éventuel quatrième transporteur national viable priverait certains des plus grands marchés du Canada (notamment l’Ontario, l’Alberta et la Colombie-Britannique) d’un concurrent indispensable. »

Le Canada a les prix ajustés les plus élevés, ou les deuxièmes plus élevés, pour les services sans fil par rapport à un groupe formé des États-Unis et de six autres pays, selon un article d’Innovation, Sciences et Développement économique Canada écrit en 2019. Le document indiquait également que même si les prix des services sans fil et à large bande ont diminué, le Canada reste à l’extrémité supérieure des prix en ce qui concerne les vitesses internet plus élevées.

La concurrence étrangère, difficile à vendre pour les élus

Vincent Geloso, professeur adjoint d’économie au King’s University College, estime que le fait de réduire le nombre de fournisseurs de télécommunications au Canada n’entraînerait pas nécessairement une hausse des prix, à condition que les entreprises qui l’emportent soient celles qui utilisent le plus efficacement les câbles, le spectre sans fil, la main-d’œuvre et les autres ressources.

Les dirigeants de Rogers et Shaw affirment qu’ils pourraient identifier 1 milliard de synergies dans les deux années suivant leur regroupement, principalement grâce aux économies de coûts.

Mais pour qu’une entreprise dominante comme Rogers maintienne ses prix bas, elle doit s’attendre à la possibilité qu’une autre entreprise puisse entrer sur le marché et lui faire concurrence à tout moment, explique M. Geloso, qui ajoute que ce scénario est peu probable, étant donné l’investissement nécessaire pour installer des câbles de télécommunications et les lois qui limitent la concurrence étrangère.

M. Geloso note que l’introduction d’une concurrence internationale sur le marché canadien des télécommunications serait une façon de s’assurer que Rogers réfléchisse à la concurrence lorsqu’elle fixera ses prix. Mais c’est une idée difficile à vendre pour les politiciens élus, qui doivent trouver le point d’équilibre entre le bien-être des consommateurs et la protection des emplois dans les entreprises locales, ajoute-t-il.

Plutôt que cela, les fonctionnaires pourraient intervenir sur les termes et l’approbation de l’accord lui-même, a fait valoir M. Geloso.

« La possibilité de l’entrée d’entreprises américaines (sur le marché canadien) pourrait probablement soulever la colère nationaliste de certains », a affirmé M. Geloso.

« (Si) une entreprise américaine remplace Rogers, ils vont dire : “Eh bien, ils ont des emplois aux États-Unis, et nous perdons des emplois au Canada”. Même si, techniquement, ce qui se passe, c’est que les consommateurs canadiens obtiennent en fait des prix plus bas et qu’ils peuvent dépenser ailleurs dans l’économie pour créer des emplois dans d’autres secteurs. »

Possibles modifications à l’accord

Rogers a promis, lors de l’annonce de l’accord, de créer des emplois locaux chez Shaw en Alberta, en Colombie-Britannique, au Manitoba et en Saskatchewan.

Hanish Bhatia, analyste principal chez Counterpoint Technology, souligne que l’accord intervient à un moment « crucial » pour Shaw, qui aurait autrement besoin de faire d’énormes investissements dans les réseaux 5 G. Rogers a promis qu’elle dépenserait 2,5 milliards pour construire des réseaux 5G dans l’Ouest canadien, 1 milliard pour connecter les communautés rurales, éloignées et autochtones dans quatre provinces de l’Ouest et 3 milliards pour soutenir des investissements supplémentaires dans les réseaux, les services et la technologie.

Mais la note de recherche de M. Bhatia indique également que la facturation moyenne par utilisateur de Shaw reste bien inférieure à celle des trois grands opérateurs canadiens – Rogers, Telus et Bell.

« (Shaw) a été un concurrent clé et a défié l’industrie avec des plans sans fil dynamiques », a écrit M. Bhatia.

« Dans l’ensemble, l’accord sera probablement vivement débattu dans les semaines à venir alors qu’il est en cours d’examen par le gouvernement. Il est également susceptible de susciter une certaine pression réglementaire en ce qui concerne la compétitivité de l’industrie. »

L’avocat spécialisé en concurrence Michael Binetti fait valoir que, comme de nombreux autres consommateurs, il se souvient avoir négocié à la baisse ses tarifs de services de télécommunications en comparant deux offres — dans le cas de Binetti, une de Bell et une de Rogers.

Si, sur certains marchés, Rogers et Shaw sont parmi les seules options pour les consommateurs, les entreprises devront peut-être prouver qu’elles peuvent trouver des moyens de maintenir la concurrence vivante au niveau local, sans qu’il soit nécessaire de renoncer à l’ensemble de l’accord, explique M. Binetti, partenaire du cabinet Affleck Greene McMurtry LLP.

Une note de recherche publiée mardi par RBC Marchés des Capitaux suggérait que l’une des voies à suivre pour l’accord pourrait prévoir que Rogers cède l’ensemble ou une partie des actifs sans fil de Shaw.

Le chef de la direction de Rogers, Joe Natale, a indiqué cette semaine qu’il était trop tôt pour spéculer sur d’éventuels désinvestissements d’activités, mais a précisé que les dirigeants de Shaw et de Rogers « allaient s’asseoir avec les régulateurs et se pencher sur toutes ces questions » jusqu’à ce que l’accord soit approuvé.