Le magistrat estime que ceux-ci tentent de gonfler leurs honoraires dans le processus

Jusqu’où des avocats peuvent-ils aller pour inciter les membres d’une action collective à réclamer ce qui leur est dû ?

Un juge de la Cour supérieure vient de tomber sur la tête des deux avocats des membres d’une action collective contre Telus. Dans sa décision rendue au début de mars, le juge Clément Samson « s’indigne » d’une demande « improductive » et « abusive » de leur part et les condamne à des « dommages reliés à cet abus de droit », citant notamment le Code de déontologie des avocats.

Telus a été condamnée à dédommager environ 18 800 clients pour leur avoir facturé des frais de résiliation de contrats abusifs. La facture pourrait atteindre 6 millions de dollars. Les avocats des membres du recours veulent connaître l’identité de tous les membres, afin de maximiser le nombre de ceux qui réclameront leur dû. C’est ce qui a froissé le juge.

Deux visions de l’action collective s’affrontent dans cette affaire.

Tout d’abord, il y a celle du juge Samson, qui décrit l’action collective comme une « industrie réservée aux avocats pour maintenant forcer des gens à réclamer afin que les avocats puissent encaisser de meilleurs honoraires » et qui estime que « ce dossier s’enlise pour des honoraires d’avocats que l’on désire les plus élevés possible ».

Dans ce dossier qui a duré 11 ans jusqu’en Cour suprême, les avocats touchent 35 % de la somme reçue par leurs clients. Ces honoraires ont été approuvés en décembre dernier par la Cour supérieure. Plus il y a de clients dédommagés, plus ils reçoivent d’honoraires (le taux reste à 35 % en tout temps).

Il y a aussi la vision des deux avocats de l’action collective, Me David Bourgoin et Me Benoît Gamache, qui veulent récupérer le plus d’argent possible pour leurs clients. Me Bourgoin se dit « sous le choc » de la dernière décision de la Cour supérieure, qu’il portera en appel devant la Cour d’appel.

« Si on permet à Telus de garder l’argent [des membres qui ne le réclament pas], ça transformerait une victoire en défaite, dit Me Bourgoin. Avec respect, ce qui est ironique, c’est qu’on a gagné et qu’on se fait qualifier d’abusifs quand on veut trouver des moyens de maximiser les montants [pour les membres]. Nos honoraires sont tributaires des montants reçus par les membres, nos intérêts sont alignés. »

DĂ©faite de Telus

Sur le fond, Telus a perdu sa cause. L’entreprise de télécoms a été condamnée en 2019 par la Cour d’appel, qui a infirmé une décision du juge Samson en Cour supérieure. Dans d’autres actions collectives, Rogers et Bell ont été condamnées à payer respectivement 27 millions et 1,6 million de dollars pour le même type de frais abusifs.

En matière de consommation, on fonctionne le plus possible par réclamation collective pour le groupe. Pas besoin pour chaque membre de se manifester : les dommages sont calculés en fonction de tous les membres du groupe. Si certains membres sont introuvables, l’argent restant est distribué à des œuvres de bienfaisance et au Fonds Accès Justice.

Mais dans le dossier de Telus, la Cour d’appel, faute de données sur les dommages, a ordonné une réclamation individuelle. Pour être dédommagé, chaque membre du groupe devra faire une réclamation individuelle.

« C’est une première cause en recouvrement individuel [pour les télécoms au Québec], dit Me Bourgoin. En pratique, ça s’y prête mal, car les créances datent de 10, 12 ans et les gens n’ont plus leurs factures. Telus a les données des clients, on voulait qu’ils fournissent les informations. »

Les avocats de l’action collective ont fait la demande devant la Cour la première fois en août dernier. En janvier 2021, ils ont reformulé leur demande différemment – mais visiblement pour en arriver au même but. Cette dernière requête a été déclarée « abusive » par le juge Samson, qui conclut qu’on ne peut pas forcer un membre admissible à une action collective à y participer contre son gré. Surtout si les avocats décident plus tard d’intenter une action civile distincte au nom des victimes n’ayant pas fait de réclamation individuelle.

Le juge Samson donne l’exemple d’une action collective pour « des personnes qui furent victimes d’abus alors qu’[elles] étaient mineur[e]s ». « Serait-il raisonnable d’envisager que l’avocat du représentant de ce groupe harcèle ces personnes pour les inciter à produire une réclamation […] ? », écrit-il.

Les deux parties doivent retourner devant le juge Samson pour déterminer la façon d'informer les membres du groupe de la possibilité de réclamer leur dû. Telus a indiqué à La Presse qu’elle « informera les membres du groupe du processus à suivre afin de faire une réclamation ». « Plutôt que d’envoyer un avis, pourquoi ne pas envoyer le chèque en même temps ? », suggère Me Bourgoin.