Ce serait un plafond de verre si elles pouvaient au moins voir l’objectif. Mais c’est un obstacle plus complexe que les entrepreneures des communautés culturelles doivent affronter, faute de représentation dans le monde des affaires. Heureusement et paradoxalement, l’année de la pandémie et de George Floyd a offert un peu d’espoir.

« Il y a trois obstacles supplémentaires au fait d’être une femme noire entrepreneure », lance Déborah Cherenfant.

Elle parle en connaissance de cause. Maintenant directrice régionale, Femmes entrepreneures, du Groupe Banque TD, elle a possédé sa propre entreprise de création de mode entre 2011 et 2018.

Problème de représentation

Le premier obstacle est un défaut d’objectif.

Les entrepreneurs noirs – et a fortiori les femmes noires – sont très peu représentés dans l’élite des affaires.

« On, et je le dis en m’incluant, on a du mal à s’identifier et à se voir dans les modèles qui existent », énonce Déborah Cherenfant, également présidente de la Jeune chambre de commerce de Montréal.

« On a été amenés à mettre de l’avant et à considérer comme des succès des personnes qui entreprennent d’une certaine façon, dans un certain domaine, et pas, comme j’en donne souvent l’exemple, l’épicerie africaine du coin ou le salon de coiffure d’une jeune maman noire qui fait des tresses. »

Les femmes noires, notamment immigrantes, sont pourtant enclines à l’entrepreneuriat.

Elles mettent aisément à profit leur débrouillardise, leur facilité à trouver des solutions aux problèmes du quotidien.

« Le fait d’entreprendre, pour les femmes noires, dans plusieurs communautés, c’est assez naturel et, surtout, c’est une question de survie. »

Elle décrit cependant ces initiatives comme de l’entrepreneuriat de subsistance, « contrairement à d’autres communautés qui ont peut-être plus l’occasion d’en faire un rêve, une ambition, d’avoir une vision qui soit grandissime, voire révolutionnaire. Malheureusement, historiquement, beaucoup de communautés noires n’ont pas eu ce luxe. »

Leurs projets sortent de plus en plus des sphères traditionnelles, mais se heurtent au regard de la communauté d’affaires – regard qui constitue le deuxième obstacle auquel se butent les femmes noires entrepreneures.

Sous l’aspect organisation, structure et milieu de l’entrepreneuriat, je pense que le plus grand obstacle, c’est une fois de plus la représentation, sous la forme de préjugés et de “biais” inconscients, qui ne nous permet pas de voir les personnes noires comme des leaders économiques, des leaders entrepreneuriaux à part entière.

Déborah Cherenfant, directrice régionale, Femmes entrepreneures, du Groupe Banque TD et présidente de la Jeune chambre de commerce de Montréal

Ce regard rend plus difficile l’accès au financement et au soutien entrepreneurial.

« Et je le dis en connaissance de cause », assène la directrice de la TD, qui a travaillé comme conseillère en démarrage et en financement d’entreprise avant de lancer sa propre firme.

« Si je prends l’exemple du capital de risque, il est vrai que les commentaires, les préjugés, le manque d’habitude à voir des femmes noires à la tête de start-up techno font en sorte qu’on va moins prêter attention à ce type de dossier là. »

Ces entreprises en démarrage s’attaquent quelquefois aux problèmes vécus au sein des communautés noires – avec profit, dans tous les sens du terme.

Étant donné que les personnes qui sont sur ces jurys et sur ces conseils ne sont pas représentatives des communautés noires ou culturelles, elles ont du mal à percevoir la viabilité économique qui peut exister en visant les problèmes des communautés noires.

Déborah Cherenfant, directrice régionale, Femmes entrepreneures, du Groupe Banque TD et présidente de la Jeune chambre de commerce de Montréal

L’obstacle est réel, constate-t-elle, mais il est appelé à être franchi.

« Il y a de nombreuses initiatives concrètes, que ce soit des organismes, des programmes, des stratégies. »

Elle rappelle que le gouvernement fédéral a annoncé, en septembre dernier, un programme d’aide financière de 221 millions pour soutenir les entrepreneurs noirs en butte à des obstacles systémiques. « C’est assez historique. »

L’accès au réseau

Le troisième obstacle est « l’accès au réseau ».

Le manque de modèles, donc de points de contact, « fait en sorte qu’on reste loin des codes, loin des communications et des conversations dans un milieu des affaires qui demeure avant tout un boys club ou fermé à certaines personnes à plusieurs égards », observe-t-elle.

L’accès au réseau est déjà ardu pour les personnes noires nées ici, qui connaissent mieux la culture d’affaires locale.

« Mais en plus, en tant que personne immigrante, nous – une fois de plus, un “nous” qui m’inclut – ne savons pas exactement ce qu’il faut déceler dans le monde entrepreneurial pour apprendre plus rapidement la culture d’affaires. »

Le choc de la pandémie

À ces difficultés, il faut encore ajouter la pandémie, qui a frappé plus durement les femmes, les communautés noires et les très petites entreprises, où les entrepreneures noires se concentrent.

Une triple convergence…

Mais Déborah Cherenfant y trouve tout de même une source d’optimisme.

Elle rappelle que, selon Statistique Canada, 40 % des entreprises à propriété féminine ont su modifier leurs produits ou leurs services face à la pandémie, contre 28 % pour l’ensemble des entreprises.

La relance post-pandémie qui se prépare offre aussi une occasion, pour les gouvernements, les institutions financières et les organismes, de mieux soutenir les entrepreneures des communautés noires et ethniques.

En même temps, une plus grande sensibilité à l’entrepreneuriat noir pourrait résulter du sursaut provoqué par la mort de George Floyd et de l’élan du mouvement Black Lives Matter.

Les entreprises noires comptent aussi.

Les femmes noires, peu nombreuses en entrepreneuriat féminin, seront-elles plus présentes, le seront-elles différemment au sortir de la crise ? Comment peut-on mieux leur donner la visibilité qu’elle mérite ? C’est une réflexion qui est totalement ancrée à la suite des conversations et des manifestations de 2020 dans la foulée du meurtre de George Floyd.

Déborah Cherenfant, directrice régionale, Femmes entrepreneures, du Groupe Banque TD et présidente de la Jeune chambre de commerce de Montréal

Un nouveau portrait

Il y a donc de l’espoir.

« “Espoir” est un bon mot, parce que j’en ai beaucoup, acquiesce Déborah Cherenfant. On est dans un virage réel où les projecteurs sont sur les communautés noires. »

Les entrepreneures noires sont prêtes, agissent déjà, assure-t-elle.

« C’est juste que notre regard, comme société, sur ce type d’entrepreneures, ou sur le type d’entreprises créées par ces personnes, n’est pas toujours un regard attentionné, qui accorde de l’importance, parce que ce n’est pas le modèle régulier, le modèle normal. Je pense qu’on a une occasion, comme société, de revoir le modèle type de l’entrepreneuriat et de voir à quel point il peut avoir de multiples visages. »