La Cour suprême du Canada n’entendra pas la cause des Bell, Rogers, Shaw et Vidéotron qui contestaient une décision du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, qui les obligeait à diminuer considérablement leurs tarifs de revente du signal internet aux petits fournisseurs.

Les motifs de la décision, rendue ce jeudi matin, ne sont pas précisés. C’est donc la Cour d’appel fédérale qui a eu le dernier mot dans cette interminable cause, en donnant raison le 10 septembre dernier aux petits fournisseurs et en confirmant à l’unanimité que le CRTC n’avait pas outrepassé son mandat.

Bell, Eastlink, Cogeco, Rogers, Shaw et Vidéotron avaient porté cette décision en appel devant la Cour suprême, qui a refusé de l’entendre, avec dépens en faveur des indépendants.

Plusieurs rebondissements

Selon la décision de la Cour d’appel fédérale, les gros fournisseurs doivent offrir leur signal internet aux petits indépendants comme EBOX, Distributel et TekSavvy, à des tarifs réduits dans certaines circonstances jusqu’à 77 %. Les grandes entreprises doivent en outre redonner à ces indépendants ce qu’elles ont payé en trop depuis 2016, un montant qu’elles estimaient à l’époque à 225 millions de dollars, mais qui pourrait s’élever aujourd’hui à plus de 450 millions, selon le regroupement des Opérateurs des réseaux concurrentiels canadiens (ORCC), qui représente 28 fournisseurs indépendants.

Chez un de ses membres, EBOX, on se montre évidemment heureux de la décision de la Cour suprême. « Je n’ai pas dormi de la nuit », précise Jean-Philippe Béique, PDG de l’entreprise longueuilloise. Tous les gens qui se battent pour avoir une place dans ce marché sont soulagés. »

PHOTO OLIVIER PONTBRIAND, ARCHIVES LA PRESSE.

Jean-Philippe Béique, PDG d’EBOX

On peut reconnaître que la Cour suprême n’a pas acheté les arguments des gros joueurs, qui alléguaient que ça allait avoir un impact sur la construction et l’entretien de leurs infrastructures. Ça met fin à ce qu’on appelle une saga d’intimidation juridique.

Jean-Philippe Béique

Même satisfaction du côté de Distributel, dont le PDG, Matt Stein, est également président de l’ORCC. « La Cour suprême savait que la Cour d’appel fédérale avait non seulement rejeté la demande à l’unanimité, mais avait parlé “d’arguments au mérite douteux” », rappelle-t-il.

Il y avait surtout une tactique ici pour prolonger les délais. Pour eux, chaque mois gagné était une victoire, un mois de plus sans compétiteurs avec des prix plus bas.

Matt Stein, PDG de Distributel

L’application de la décision de la Cour suprême se bute toutefois à un dernier obstacle : le CRTC révise sa propre décision, qu’il a suspendue depuis septembre dernier, et n’a pas encore annoncé les résultats de cette analyse.

Plusieurs mois avant un remboursement

« À partir du moment où le CRTC lève sa suspension, et s’il n’émet pas une nouvelle ordonnance modifiée, on va pouvoir avoir des discussions sur le remboursement rétroactif, explique M. Béique. On parle probablement de quelques mois avant que ça ne se rende au marché du détail. »

Il n’a pas été possible de recueillir les commentaires du CRTC à ce propos. Au nom de tous les câblodistributeurs, l’avocat Kent Thomson, du cabinet torontois Davies Ward Phillips & Vineberg, a déclaré par courriel à La Presse que la demande d’appel « soulevait d’importantes questions de droit administratif qui auraient bénéficié des enseignements de la Cour suprême du Canada ».

Bien que les entreprises de câblodistribution soient déçues du refus de la Cour d’entendre cette affaire, elles respectent sa décision. Le résultat d’aujourd’hui n’a aucune incidence sur la révision, par le CRTC, de son ordonnance d’août 2019 (…) La révision (…) est toujours en cours.

Kent Thomson, du cabinet torontois Davies Ward Phillips & Vineberg

Même son de cloche du côté de Bell, où on se dit déçu de la décision. « Les tarifs de gros en question sont toujours en cours d’examen par le CRTC, guidé par la directive du Cabinet fédéral selon laquelle les tarifs initiaux étaient trop bas, rappelle cependant la porte-parole Vanessa Damha. Nous avons hâte de voir les résultats de ce processus dans un avenir proche. »

Depuis 2009, le CRTC est intervenu à plusieurs reprises pour tenter de forcer les grands fournisseurs disposant des infrastructures à baisser le prix de revente de leur signal internet, afin de stimuler la concurrence en permettant à de plus petites entreprises de prendre une part de ce marché. La décision qui a trouvé sa conclusion ce jeudi matin date d’août 2016. Après des mois d’audiences et d’analyse, le CRTC avait qualifié les tarifs de gros de « déraisonnables » et avait ordonné qu’ils soient considérablement baissés. Cette décision provisoire avait été confirmée dans un arrêt ultérieur en août 2019, avec obligation de remboursement rétroactif à partir de 2016.

Un million de ménages

Le CRTC avait justifié sa décision en rejetant les méthodes de calcul présentées par les gros fournisseurs. « Le Conseil a noté certaines données inexactes dans les modèles de coûts et des erreurs de calcul qui ont été corrigées », écrit-on. Le mot « erreur » revient d’ailleurs 19 fois dans la décision. Toutes les estimations des gros fournisseurs ont été revues à la baisse et une nouvelle grille tarifaire a été imposée. Par exemple, la redevance mensuelle que doivent payer les indépendants par abonné a été abaissée de 15 % à 43 % selon le fournisseur. L’accès au réseau que doivent payer les indépendants a été abaissé, lui, de 3 % à 77 %.

Dans les faits, en raison des nombreux recours des grands fournisseurs, les indépendants n’ont jusqu’à maintenant pas profité de ces baisses de tarifs. Ce qui n’a pas empêché nombre d’entre eux, d’offrir des rabais à leur clientèle, surtout avec des forfaits de données internet plus généreux.

Distributel avait été parmi les premiers fournisseurs indépendants en août 2019 à poser ce geste. Près d’an et demi plus tard, l’entreprise s’en mord quelque peu les doigts, reconnaît Matt Stein. « Nous avons été punis pour avoir été rapides à convertir les nouveaux tarifs du CRTC. En plus, à partir de mars, l’utilisation de l’internet a augmenté de façon exponentielle chez nos clients, et nous avons levé les limites de données de façon permanente. Ç’a été payé de nos poches. »

En 2019, le Bureau de la concurrence a établi que près d’un million de ménages canadiens avaient choisi un fournisseur indépendant de services internet. Montréal est la région métropolitaine où ces petits fournisseurs sont le plus populaires, avec 18,6 % de parts de marché. Selon plusieurs études citées dans ce rapport, les fournisseurs indépendants offrent des tarifs de 15 % à 35 % moins chers.