Voici une société bien menée, Cogeco, qui a livré à ses actionnaires un taux de rendement annuel composé (dividendes compris) de 9,8 % sur 5 ans et de 11,8 % sur 10 ans. La famille Audet contrôle 69 % des votes de Cogeco, laquelle contrôle près de 83 % des votes de sa filiale Cogeco Communications.

N’eût été ce contrôle exercé par la famille Audet, l’appétit de croissance de Rogers et d’Altice USA aurait mené à un implacable démembrement de Cogeco/Cogeco Communications. Sans actionnaire de contrôle et compte tenu de l’impuissance des conseils d’administration au Canada à dire non à une offre d’achat « hostile », l’offre de Rogers/Altice serait soumise directement à un vote des actionnaires. Si 66,6 % des votes étaient favorables à la transaction, l’affaire serait conclue.

De cela découle l’intérêt d’une structure d’actions à droit de vote multiple, laquelle confère une protection contre les offres hostiles, tout en imperméabilisant la société contre le court-termisme dont certaines catégories d’investisseurs font trop souvent preuve.

Rogers et Altice USA ont bien sûr un intérêt stratégique important à conclure une telle transaction. Les velléités québécoises de Rogers sont bien connues depuis l’acquisition manquée de Vidéotron il y a maintenant 20 ans. Rogers a d’ailleurs acquis une participation importante dans Cogeco dans les mois qui ont suivi cet épisode, accumulant au fil des ans jusqu’à 41 % et 33 % respectivement des actions à droit de vote subalterne de Cogeco et de Cogeco Communications. Malgré cette participation importante, Rogers ne dispose que de 12 % et 6 % des votes dans les deux entités.

La proposition comportait une prime de 30 % par rapport au prix moyen des titres en août 2020. Toutefois, si on se réfère plutôt au tournant de l’année 2020, la prime est passablement moins attrayante, s’élevant à 2,3 % pour les actions de Cogeco et à 18,6 % pour les actions de Cogeco Communications. La famille Audet ainsi que les conseils d’administration des deux sociétés n’ont pas vu là une offre qu’on ne pouvait refuser.

Connaissant à l’avance la réponse de l’actionnaire de contrôle, Rogers et Altice USA ont néanmoins décidé de communiquer l’offre publiquement. L’objectif de cette démarche reste à préciser. Souhaitait-on ainsi soulever l’ire des actionnaires subalternes, assujettis à la décision exécutoire de l’actionnaire de contrôle ? Il s’agirait là d’une bien étrange tactique de la part de Rogers, qui a une structure actionnariale similaire.

Les sièges sociaux

Bien sûr, cette offre hostile rappelle la saga de Rona. Cela fait craindre chaque fois le départ de sièges sociaux supplémentaires. Selon les dernières données de Statistique Canada, les sièges sociaux emploient plus de 42 000 personnes dans la région de Montréal, et plus de 53 000 dans l’ensemble du Québec.

Le Groupe de travail sur la protection des entreprises québécoises, qui s’était penché sur la question il y a quelques années, a rappelé que les sièges sociaux représentaient la grande majorité des quelque 20 000 emplois chez les fournisseurs et les entreprises spécialisées, notamment dans les services comptables, financiers, juridiques, informatiques et de télécommunications. De plus, les sièges sociaux réunissent les plus hauts dirigeants de ces entreprises, et accordent des rémunérations deux fois plus élevées que la moyenne des salaires au Québec. Leur contribution à l’économie québécoise est considérable.

Si le gouvernement Legault a déjà annoncé en mars 2019 des mesures concrètes visant à permettre une intervention pour protéger les sociétés les plus à risque dont le siège social est sur le territoire québécois, la meilleure protection sera toujours celle de l’actionnariat de contrôle, de même que les structures d’actions à droit de vote multiple. Les nouvelles entreprises québécoises qui souhaitent faire un premier appel public à l’épargne devraient s’en inspirer.

Évidemment, la décision de vendre sera à la fin la prérogative de l’actionnaire de contrôle. La volonté du gouvernement du Québec de protéger les sièges sociaux incitera cependant ces actionnaires de contrôle à envisager cet aspect avant de sonder le marché ou avant d’accepter une éventuelle offre.

Dans le cas de Cogeco, il reste à voir si cette singulière offre « hostile » constitue une amorce avant de nouvelles négociations, bien que le ton sec et lapidaire de la fin de non-recevoir opposée à l’offre laisse penser que, vraiment, la famille Audet ne souhaite pas vendre ses actions, estimant qu’elle peut créer plus de valeur ainsi pour les actionnaires et l’ensemble des parties prenantes de la société.