La tendance mondiale vers l’automatisation des activités portuaires joue-t-elle un rôle dans le conflit en cours à Montréal ? Deux regards sur cet enjeu.

« Le grand enjeu dans les ports, du côté de l’employeur, du moins, c’est la robotisation des activités portuaires », lance d’entrée de jeu Jean-Claude Bernatchez, professeur de relations industrielles à l’Université du Québec à Trois-Rivières. « C’est déjà commencé. Au port de Rotterdam, il y a quelques débardeurs qui travaillent sur écran cathodique, et ce sont des robots qui déchargent les conteneurs et les chargent sur les camions. »

En Corée du Sud, en Allemagne, au Japon, le travail traditionnel des débardeurs a déjà cédé du terrain à l’automatisation, explique-t-il. « Le robot travaille à n’importe quelle heure du jour et de la nuit et c’est ainsi que les nouveaux ports se construisent ou se rénovent. »

Cette révolution teinte discrètement le conflit en cours au port de Montréal, subodore Jean-Claude Bernatchez.

Est-ce que le port de Montréal peut devenir un port moderne, robotisé, avec la convention collective qu’ils ont, avec 700 débardeurs qui ont la sécurité d’emploi ? C’est une grande question que l’employeur doit se poser : peut-on faire le virage vers la robotisation ?

Jean-Claude Bernatchez, professeur de relations industrielles à l’Université du Québec à Trois-Rivières

Le spécialiste des relations de travail a épluché récemment la convention collective qui lie le Syndicat des débardeurs du Port de Montréal et l’Association des employeurs maritimes (AEM).

« Le syndicalisme, dans le port de Montréal, a construit un système de relations de travail abondamment participatif. Ça veut dire que le syndicat a récupéré une bonne part de ce qu’on appelle communément les droits de direction. »

L’employeur, en l’occurrence l’AEM, plutôt que le Port de Montréal, ne peut embaucher un nouvel employé que dans la liste des candidats proposés par le syndicat. C’est également le syndicat qui assure la formation des employés.

Les débardeurs du port de Montréal ont réussi à se négocier au fil des ans des conditions salariales que le professeur qualifie d’enviables.

Un seul taux horaire, sans échelle salariale, est fixé pour tous à 40 $ de l’heure, indique-t-il, ce qui correspond à un revenu annuel de 80 000 $ pour 2000 heures de travail. Ce sont les primes pour les heures supplémentaires ou atypiques qui font grimper le revenu moyen aux 140 000 $ cités par l’AEM.

« Un débardeur en France fait à peu près la moitié du salaire d’un débardeur québécois », indique Jean-Claude Bernatchez

« L’autre question, c’est l’horaire. L’horaire est déterminé dans une large mesure par l’initiative syndicale, et l’horaire est béton. Alors que l’activité productive doit composer avec des éléments qui sont variables. »

C’est dans ce contexte rigide qu’une inévitable automatisation devra s’installer, tôt ou tard.

Prudence !

« C’est vrai qu’il y a une tendance vers l’automatisation dans les ports, mais il faut être extrêmement prudent », exprime pour sa part Claude Comtois, professeur de géographie à l’Université de Montréal, qui s’intéresse de près aux activités portuaires et maritimes depuis une trentaine d’années.

L’automatisation complète d’un terminal de conteneur apporte des gains de productivité et réduit les accidents de travail, reconnaît-il. « Une autre chose importante, c’est que ça utilise des équipements électriques. Si vous voulez décarboner votre économie portuaire, c’est une bonne affaire.

« Par contre, c’est extrêmement dispendieux. » L’investissement de base s’élève à un minimum de 500 millions. Par terminal de conteneurs. Le port de Montréal en compte cinq.

« Ce n’est pas tous les ports du monde qui sont automatisés. Il y a à peu près 3 % des terminaux dans le monde qui sont entièrement automatisés », insiste-t-il.

Ça prend des mégaports comme ceux de Shanghai, de Singapour ou de Hong Kong, qui manutentionnent 50 millions de boîtes par année. Mais ce n’est pas tout le port qui est automatisé.

Claude Comtois, professeur de géographie à l’Université de Montréal

« L’autre chose, c’est que quand vous automatisez, il y a des risques de cyberattaques. » Les ports de San Diego et de Barcelone ont tous deux rapporté de telles agressions numériques à quelques jours d’intervalle, en septembre 2018.

Plutôt l’automatisation partielle

Pour les ports de la taille de celui de Montréal, la voie de l’avenir est davantage l’automatisation partielle que la robotisation intégrale, estime Claude Comtois.

« Ça permet de garantir certains emplois, mais ça demande une formation continue. Dans les discussions que j’ai eues avec l’industrie portuaire et maritime et avec les débardeurs, il n’y a personne qui est nécessairement contre le fait de travailler avec des tablettes plutôt qu’avec des forklifts [chariots à fourche]. »

Autre avantage, une automatisation partielle peut se concrétiser en 24 mois, alors qu’il faut de quatre à huit ans pour mettre en place un terminal de conteneurs entièrement automatisé.

Beaucoup des installations de manutention de céréales, de pétrole ou de vrac sont déjà partiellement automatisées, rappelle Claude Comtois.

Sur ce plan, le port de Montréal n’est pas à la traîne, estime-t-il. « Avec la pandémie, le Port a mis en place un système d’intelligence artificielle qui permettait de savoir dans quel conteneur il y avait des produits pharmaceutiques qui étaient nécessaires. Ça permettait d’accélérer la livraison et personne n’a perdu d’emploi à cause de ça. Le Port est vraiment canon sur ce plan-là, il est vraiment en amont des principales préoccupations du milieu. »

Ni l’Association des employeurs maritimes, qui engage les débardeurs, ni le Syndicat des débardeurs n’ont voulu commenter la question de la robotisation pendant les négociations. Tout aussi coi, le Port de Montréal a suggéré d’en parler à Claude Comtois, qui avait déjà accordé l’entretien quelques minutes plus tôt.

90 000 conteneurs immobilisés par la grève

Vendredi matin, quelque 90 000 conteneurs EVP (équivalent 20 pieds) étaient bloqués dans le port de Montréal. L’Administration portuaire de Montréal a apporté les précisions suivantes à l’information qu’elle avait fournie vendredi. Sur les 90 000 conteneurs touchés par la grève, 18 500 sont immobilisés sur les quais et le reste se trouve à bord de navires détournés vers d’autres ports. Le Conseil du patronat du Québec (CPQ) rappelle de son côté que 6300 entreprises québécoises employant 19 000 personnes sont directement liées aux opérations du port. « J’ai déjà quelques membres industriels qui m’ont signalé que chaque jour que le conflit durait faisait en sorte de fragiliser leur chaîne de production », a indiqué hier le président du CPQ Karl Blackburn. « Ça peut prendre encore quelques jours, mais il y aura des arrêts d’usine ou des mises à pied dans certaines régions du Québec. »