Le bras immobilier de la Caisse de dépôt fait appel à des consultants new-yorkais pour l’aider à gérer ses centres commerciaux, qui traversent des temps durs. Des Québécois se plaignent d’en faire les frais.

Tandis que le gouvernement Legault martèle l’importance d’acheter local, un consultant américain en mène large chez Ivanhoé Cambridge, le bras immobilier de la Caisse de dépôt et placement du Québec. Une situation qui mine le moral des troupes et qui complique les relations avec les détaillants et les courtiers, ont raconté sept sources à La Presse.

La filiale dirigée par Nathalie Palladitcheff, en poste depuis l’automne, a embauché la firme new-yorkaise Raider Hill Advisors. Ses consultants épaulent les vice-présidents d’Ivanhoé Cambridge dans tous les départements reliés à la gestion des centres commerciaux, y compris ceux du Québec.

Plus concrètement, la firme « complète » l’expertise des troupes à l’interne, a indiqué en entrevue le chef de l’investissement et de l’innovation d’Ivanhoé Cambridge, Sylvain Fortier. Elle fournit des conseils pour « la maximisation des revenus nets », le choix des locataires, le choix des travaux en immobilisation et des partenaires potentiels.

Raider Hill est une société d’investissement privé de Manhattan qui offre aussi des conseils en matière d’immobilier et de gestion, précise son site web.

Le mandat de Raider Hill a débuté au début mars, peu avant la fermeture forcée des centres commerciaux par la pandémie. Trois mois plus tard, plus de la moitié de l’équipe de direction des centres commerciaux d’Ivanhoé Cambridge a été remerciée. D’autres employés, installés au Québec ou en Ontario et en Colombie-Britannique, ont alors hérité de responsabilités accrues.

Mécontentement

Tout ce brassage de cartes irrite les détaillants québécois et leurs courtiers immobiliers qui disent devoir désormais attendre des décisions prises à Toronto, Vancouver et New York. À l’interne, les Québécois encore en poste comprennent que l’avenir est ailleurs et ils ont commencé à faire circuler leur CV dans l’industrie, rapporte un courtier qui ne veut pas être nommé pour ne pas nuire à ses relations avec la Caisse.

Chez Ivanhoé Cambridge, ces décisions stratégiques constituent une sorte de révolution culturelle puisque les centres commerciaux ont toujours fait partie de son ADN, tant à l’époque d’Ivanhoé, bras immobilier de l’empire Steinberg créé en 1953, et que de Cambridge, du temps des familles fondatrices Tabachnik et Odette, dès 1960.

Sylvain Fortier fait valoir que ces bouleversements s’expliquent par le fait que « toutes les propriétés vont devoir se redéfinir, se réinventer » dans un environnement qui évolue rapidement.

On veut travailler différemment, un peu moins en unité d’affaires isolées, chacune dans sa classe d’actif traditionnelle, mais en amenant les idées de tous un chacun à la table.

Sylvain Fortier

Ici comme ailleurs dans le monde, les centres commerciaux qui voient leur fréquentation diminuer intègrent de nouveaux types de locataires (restaurants, cliniques médicales, espaces ludiques pour les enfants) et même des logements.

C’est dans ce contexte que l’expertise de Raider Hill est la bienvenue, poursuit le dirigeant. « Il faut essayer d’aller chercher de nouvelles idées à tous points de vue, car les choses changent extrêmement rapidement. »

Par courriel, Ivanhoé Cambridge soutient que le mandat de Raider Hill Advisors, qui doit prendre fin en 2021, « est très ciblé et nécessite l’implication des deux principaux dirigeants » de la firme. Ceux-ci pourraient, au besoin « être appuyés par quelques autres employés en raison de leurs expertises spécifiques ».

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Le siège social d’Ivanohé Cambridge

Or, l’implication des consultants américains dans les affaires d’Ivanhoé Cambridge semble bien plus importante. Dans un document interne que nous avons obtenu, 11 noms de consultants américains sont inscrits à côté de ceux des hauts dirigeants d’Ivanhoé Cambridge. Une source de l’industrie voit dans cet organigramme une sorte de « mise sous tutelle ».

« Tout passe par Raider Hill », confirme le courtier cité plus haut.

Invitée à expliquer la présence de consultants dans tous les départements opérationnels, Ivanhoé Cambridge nous a ensuite écrit que ses « leaders connaissent les personnes-ressources chez Raider Hill avec lesquelles ils peuvent échanger, selon les expertises recherchées ».

La firme de consultants new-yorkais n’a pas rappelé La Presse.

Consultants à distance

En entrevue, le chef de l’investissement Sylvain Fortier affirme que Raider Hill « est le meilleur cabinet-conseil du genre » et qu’il faut « rester humble dans tout ça ».

On est très contents de les avoir. Je pense qu’on essaie de prendre les grands moyens pour faire ce qu’on a à faire. Le fait qu’ils soient à l’extérieur du Canada, qu’ils aient une expérience américaine et nord-américaine avec les plus grands joueurs, ça va nous aider pour la suite des choses.

Sylvain Fortier

Le haut dirigeant rappelle que le bras immobilier de la Caisse souhaite « redresser » son portefeuille dans la vente au détail et « réduire [son] exposition » aux centres commerciaux. Ces propriétés ne rapportent pas les rendements espérés par la patronne, Nathalie Palladitcheff.

Ivanhoé Cambridge détient notamment le Centre Eaton, la galerie marchande de Place Ville Marie, Laurier Québec et Place Sainte-Foy ainsi que des participations dans Fairview Pointe-Claire et les Galeries d’Anjou. En tout, elle possède 46 centres commerciaux dont un seul aux États-Unis. Ces propriétés représentaient 22 % de la valeur du portefeuille immobilier de la Caisse au 31 décembre 2019.

Les experts de Raider Hill n’ont pas visité ces centres commerciaux pour lesquels ils élaborent des stratégies, car cela n’est pas requis dans leurs « interventions prévues », nous a écrit la société immobilière.

Ivanhoé Cambridge assure par ailleurs que l’attribution du contrat « a suivi toutes les procédures internes applicables et répond aux exigences en conformité », mais n’a pas précisé le montant au-delà duquel un appel d’offres était nécessaire.

Gros ménage du printemps

Après l’entrée en scène de Raider Hill, Ivanhoé Cambridge a montré la porte à 57 personnes, dont une bonne partie des hauts dirigeants responsables des centres commerciaux (environ 12 sur 20). Cette décision était nécessaire pour « simplifier la gouvernance » et pour que « de jeunes talents » obtiennent « plus de responsabilités », explique Sylvain Fortier.

La Presse a tenté de savoir si ces « abolitions de postes » avaient été suggérées par les consultants américains. Ivanhoé Cambridge a répondu avoir « entamé le repositionnement de l’unité d’affaires des centres commerciaux bien avant le début de [sa] collaboration avec Raider Hill ».

Rappelons qu’en février, le président des centres commerciaux Claude Sirois et la vice-présidente exécutive et chef des finances Karen Laflamme avaient aussi été remerciés.

Plusieurs fonctions jugées clés par les détaillants à qui nous avons parlé ont carrément été abolies. Par exemple, il n’y a plus de vice-président à la location ni de chef de l’exploitation pour le secteur du détail.

Ivanhoé Cambridge pense garder ses centres commerciaux

Au début de l’hiver, Ivanhoé Cambridge avait annoncé son intention de vendre le tiers de ses 25 centres commerciaux au Canada. Or, le chef de l’investissement et de l’innovation, Sylvain Fortier, affirme que les plans changent. Il est « très possible », dit-il, que la société vende plutôt le tiers de sa participation dans son portefeuille canadien plutôt que de se départir d’immeubles. Le haut dirigeant a indiqué que ce nouveau scénario avait de « plus grandes chances » de se réaliser que le premier évoqué.

Incompréhension et frustrations

Si les changements censés rendre Ivanhoé Cambridge plus « agile », « simple » et « allégée » réjouissent son chef de l’investissement et de l’innovation, Sylvain Fortier, les détaillants québécois, eux, la trouvent moins drôle.

Dans certains cas, cela a forcé à reprendre à zéro les négociations au sujet des loyers non payés d’avril, de mai et de juin. Tandis que des ententes sur les paiements de loyers ont pu être conclues avec une vaste majorité de bailleurs, ça traîne en longueur du côté d’Ivanhoé Cambridge en raison des nombreux départs, selon nos sources.

Toutes les sources de l’industrie qui ont accepté de parler à La Presse ont requis l’anonymat parce qu’ils sont en train de négocier avec Ivanhoé Cambridge ou ne veulent pas nuire à leur relation avec la société immobilière.

Les acteurs québécois du milieu de la vente au détail sont déconcertés devant le transfert de leur dossier à Vancouver ou en Ontario. L’un d’eux a jugé la situation « aberrante », convaincu qu’il est possible de trouver localement l’expertise pour gérer les relations avec les locataires. Il préférerait parler à un francophone au siège social à Montréal.

D’autres se plaignent que « presque toute l’expertise » ait été mise dehors au moment où les détaillants ont besoin d’attention plus que jamais.

À cause de la pandémie, les locataires ont des loyers en retard, certains veulent fermer définitivement leurs magasins ou en réduire la taille, d’autres souhaitent profiter de programmes gouvernementaux.

Tout cela engendre une quantité monstre de paperasse et de négociations à la pièce. La pression sur les employés qui restent est donc « au plafond », racontent nos sources. Et au bureau de Montréal, le moral est au plus bas. « Les employés se rendent bien compte que les décisions se prennent ailleurs », résume un courtier dont les propos sont corroborés par deux autres sources.

Le PDG d’un important locataire se désole de voir que la nouvelle personne qui s’occupe de ses espaces « n’a plus de soutien pour faire avancer les dossiers ».

Un confrère parle d’« improvisation » et craint que la facture de Raider Hill, « en dollars américains », lui soit refilée d’une manière ou d’une autre.

« On ne sait pas où ils s’en vont », résume un autre homme d’affaires.

Perte de relations clés

Les détaillants du Québec ont perdu une oreille attentive qu’ils ne retrouvent pas dans les autres provinces, où les enseignes québécoises ne sont pas toujours connues, déplore-t-on aussi. Le départ de Jean Landry, vice-président à la location, a été particulièrement mal accueilli. Son poste a été supprimé.

Trois vieux routiers de l’industrie ont raconté à La Presse à quel point, dans le secteur de la vente au détail, la relation entre le propriétaire et ses locataires n’a rien à voir avec ce qui se passe dans le secteur du bureau.

Les centres commerciaux attirent de la clientèle vers les commerces. Les gestionnaires s’assurent à la fois d’une cohérence et d’une diversité parmi les locataires, veillent à ce que les allées ne soient pas vides, animent les lieux, etc. Dans le secteur du bureau, il peut y avoir de la vacance et ça ne change rien pour les locataires, explique l’un d’eux.

Dans la vente au détail, il y a une notion de partenariat, les relations sont toujours plus proches.

Une source

Du côté des courtiers immobiliers, les réactions ne sont guère plus positives. « Les gens de Toronto, Vancouver ou New York ne sont pas au courant de la réalité commerciale au Québec », se plaint par exemple une de nos sources.

Même l’important projet de modernisation de Laurier Québec est désormais sous la responsabilité ultime de Graeme Silvera, un vice-président installé à Vancouver.

PHOTO PATRICE LAROCHE, ARCHIVES LE SOLEIL

Le centre commercial Laurier Québec

L’arrivée de Raider Hill, la pandémie et les nombreux départs font en sorte qu’il y a beaucoup de sable dans l’engrenage, témoignent divers acteurs de l’industrie.

Ainsi, parmi les principaux gestionnaires de centres commerciaux du Québec (Cadillac Fairview, Cominar, Westcliff, Groupe Mach, Sandalwood), c’est Ivanhoé Cambridge qui est le moins enclin aux compromis avec les locataires au moment même où le commerce de détail est ébranlé comme jamais, soutiennent six sources qui ont parlé à La Presse.

« Le contexte commande pourtant de travailler avec les détaillants pour trouver une solution », soupire un courtier.

« Le décisionnel reste à l’interne », soutient Ivanohé

En réaction à ces témoignages, Sylvain Fortier assure que « tout ce qui est décisionnel reste à l’interne ».

Le dirigeant soutient que Johanne Marcotte, la nouvelle vice-présidente aux opérations nationales, est bel et bien là pour les détaillants du Québec. Et que la location fait partie de ses responsabilités. Mais selon un organigramme préparé par Raider Hill et consulté par La Presse, elle serait uniquement responsable de la « location spécialisée ». La location classique relève plutôt de deux vice-présidents installés à Vancouver et Toronto, Franco Custodinho et Sean Walters.

Dans l’industrie, la location spécialisée englobe les boutiques éphémères, les kiosques et les contrats de très courte durée liés à des évènements.

« Je serais très surpris qu’un détaillant du Québec, présent au Québec, ne soit pas capable de parler à quelqu’un au Québec. Permettez-moi d’en douter », a soutenu M. Fortier en entrevue.

« Ce que j’entends, c’est que l’allègement et la simplification des structures sont bien reçus, a-t-il ajouté. L’idée, c’est l’inverse, c’est d’être plus efficace, d’être très proche des détaillants, de les aider, car on sait qu’ils vivent des moments difficiles. »