Des dizaines d’artisans et d’artistes locataires d’immeubles industriels unissent leurs voix pour dénoncer le fait qu’ils ne peuvent eux-mêmes entreprendre les démarches pour bénéficier de l’Aide d’urgence du Canada pour le loyer commercial (AUCLC). Une situation qui les prive de milliers de dollars et met leur survie en péril.

Durement frappée par la COVID-19, l’entreprise d’ébénisterie de Mathieu Pellerin répond à tous les critères pour toucher l’AUCLC, dont celui de la baisse de revenus d’au moins 70 %. Mais n’étant pas autorisé à en faire lui-même la demande, l’artisan laisse des milliers de dollars sur la table.

« Je serais allé chercher 4500 $, c’est une somme qui aurait fait du bien. […] Je suis passé d’une entreprise avec un fonds de roulement à une entreprise endettée… »

Comme une cinquantaine d’autres locataires du Centre Industriel Rosemont (2177, rue Masson) et des Lofts Cadbury (5425, rue de Bordeaux) qui ont cosigné un communiqué, Mathieu Pellerin voudrait qu’Ottawa lui permette de faire directement les démarches pour bénéficier de l’AUCLC.

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Mathieu Pellerin, président-fondateur de Matpel ébénisterie écologique

En quelques clics, on peut avoir les 40 000 $ (le Compte d’urgence pour les entreprises canadiennes) et la PCU (Prestation canadienne d’urgence), mais ce programme-là est compliqué et les propriétaires n’ont aucun intérêt à y participer.

Mathieu Pellerin, président-fondateur de Matpel ébénisterie écologique

Fragilité financière

La designer Madley Fuss milite en faveur de changements au programme, car, fait-elle valoir, le type de clientèle dans les petits lofts industriels est particulièrement vulnérable financièrement.

Il s’agit d’artisans du bois, du métal, de créateurs de bijoux, de vêtements, de traiteurs, de graphistes, de céramistes, de chorégraphes, de peintres, etc. « On était toujours un peu sur le fil. On n’a pas des carnets de commandes remplis pour des années ! »

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Madley Fuss, fondatrice de Choses Communes

D’ailleurs, la « majorité » des locataires ont des sous-locataires pour les aider à réduire leurs frais fixes, dit-elle. « Pour le moment, tout le monde essaie de se sortir la tête de l’eau » compte tenu de leur « niveau d’endettement incroyable » occasionné par les loyers dus, mais aussi des investissements réalisés pour vendre en ligne pendant la pandémie.

À la tête du studio Parafilms, Noé Sardet juge aussi que « ce serait formidable » si l’aide pouvait être réclamée directement et que « le propriétaire ne puisse pas refuser ». Au printemps, il a « perdu ses plus gros contrats de l’année », ce qui pèse lourdement sur ses finances et le rend en théorie admissible à l’AUCLC.

Respect des compétences

L’entrepreneur-cinéaste raconte avoir joint le gestionnaire des Lofts Cadbury à deux reprises pour lui parler du programme fédéral puisqu’il voulait en bénéficier. « J’ai aussi informé les autres locataires pour leur dire qu’il fallait être nombreux à faire la demande [au propriétaire] ».

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Intérieur des Lofts Cadbury, rue de Bordeaux, à Montréal

Ils n’ont pas eu de réponse ferme, mais s’attendent à un refus puisque ça traîne en longueur. Les propriétaires des Lofts Cadbury, Baruch Posner et Yehuda Rothbart, selon le Registraire des entreprises du Québec, n’ont pas rappelé La Presse.

L’aide pour le loyer doit être demandée par les propriétaires. Grosso modo, l’AUCLC fournit 50 % du prix, le locataire paie 25 % et le propriétaire renonce à 25 %. Mais Québec a mis sur pied son propre programme qui couvre 12,5 % du loyer, ce qui réduit d’autant la perte assumée par le propriétaire.

Propriétaire du CIR, André Parenteau aurait été prêt à se priver de 12,5 % des sommes qui lui sont dues, puisque « c’est des peanuts ». Mais il a choisi de ne rien réclamer pour une série de raisons (à lire dans l’onglet suivant).

Au cabinet du ministre des Finances, Bill Morneau, on explique que la relation entre les propriétaires et les locataires est de compétence provinciale, ce qui limitait les possibilités d’Ottawa pour soutenir les petites entreprises incapables de payer leur loyer. En construisant un programme qui implique la SCHL, les compétences étaient respectées, mais l’argent devait être versé aux propriétaires.

Seulement 10 % du budget utilisé

La Fédération canadienne de l’entreprise indépendante (FCEI) est exactement du même avis que les artisans et les artistes. Dans une lettre récente, elle a recommandé à Ottawa de « verser directement l’AUCLC aux locataires commerciaux », en plus d’abaisser le critère de 70 % de perte de revenus.

Après l’énoncé économique de mercredi, la FCEI a souligné que « seulement 221 millions de dollars, soit moins de 10 % des montants alloués pour l’AUCLC, ont été utilisés ». Pourtant, de nombreuses entreprises « continuent de ne pas y avoir accès et risquent de fermer leurs portes si aucune amélioration n’y est apportée », affirme-t-elle.

« Je pense que c’est un flop total »

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Façade du Centre Industriel Rosemont, rue Masson, à Montréal

Loin de vouloir partir en guerre avec ses locataires, le copropriétaire du Centre industriel Rosemont, André Parenteau, se dit totalement d’accord avec eux. Il juge que l’AUCLC « a été mal fait à l’origine » et que l’argent devrait être versé à ceux qui paient un loyer. Après moult « consultations », il a décidé de ne pas adhérer au programme.

« Ils appellent ça un prêt-subvention. C’est la meilleure façon de faire peur à tout le monde ! », lance André Parenteau, président de Développements Immobilis, société qui possède une série d’immeubles commerciaux, dont le Centre industriel Rosemont (CIR).

En demandant l’Aide d’urgence du Canada pour le loyer commercial, l’homme d’affaires craignait notamment que le « prêt » obtenu de la SCHL ne se transforme jamais en « subvention » comme promis, pour des motifs techniques hors de son contrôle. Parce que la documentation n’était pas remplie comme il se doit, parce que les locataires, au bout de compte, n’étaient plus admissibles ou pour d’autres raisons du genre.

« Avec le gouvernement, des fois, une virgule… »

André Parenteau raconte que son comptable et lui ont joint la SCHL pour comprendre le programme. Et que « personne ne donnait la même version », ce qui était loin d’être rassurant.

PHOTO FOURNIE PAR ANDRÉ PARENTEAU

André Parenteau, président de Développements Immobilis, société qui possède une série d’immeubles commerciaux, dont le Centre industriel Rosemont.

Il n’était pas question d’embarquer dans cette aventure […]. C’est trop compliqué et on devient responsable […] Ç’a a été bien mal bâti et ça fait peur aux propriétaires.

André Parenteau, président de Développements Immobilis

Invitée à réagir aux critiques envers l’AUCLC, Maéva Proteau, attachée de presse au Cabinet des Finances, nous a écrit qu’Ottawa « encourage[ait] fortement les propriétaires à profiter du programme », tout en rappelant qu’il « apport[ait] un soulagement important aux petites entreprises qui ont été les plus durement touchées » par la COVID-19.

Dépense irréaliste

Développements Immobilis croit comprendre qu’« il faut qu’un comptable professionnel agréé, pas le comptable à l’interne, confirme les revenus et la conformité à tous les points de vue » des locataires, sans quoi le prêt risque de demeurer… un prêt.

Dans leur communiqué commun, les locataires et les sous-locataires du CIR déplorent d’ailleurs que le propriétaire ait soumis cette condition (parmi d’autres) pour réclamer l’aide fédérale. Ils « exigeaient que tous les loyers en suspens soient remboursés et [que les] bilans financiers soient validés par un comptable agréé CPA », dépense jugée irréaliste pour bien des artistes et artisans.

« Au final, avec ces critères, personne n’a pu présenter de demande. Malgré des mois de négociation, les propriétaires restent sur leur position : “Paie ou trouve-toi un autre local !” », dit le communiqué.

Mathieu Pellerin aurait été prêt à payer les services d’une comptable. « Mais elle m’a dit que ça me coûterait plus cher que ce que je pourrais aller chercher [comme subvention]. Il aurait fallu vérifier 2019 et 2020 au complet. »

André Parenteau est d’accord avec son locataire ; à elle seule, cette exigence est trop coûteuse lorsqu’il s’agit de petits lofts loués à moins de 10 $ le pied carré. « Et ce n’est pas notre mandat en partant de s’occuper de ça… »

L’homme d’affaires dit avoir préféré aider ses locataires autrement, en décrétant un gel des loyers en 2020 qui lui a coûté « des dizaines de milliers de dollars ».

« C’est déjà difficile pour tout le monde, on ne veut pas rendre ça plus difficile. On veut que la vie continue après la pandémie. […] Si le locataire ne vit pas, comment le locateur peut-il vivre ? […] C’est des gens qui travaillent dur, même les fins de semaine. Ils n’ont rien volé à personne. »