La directrice générale de la Grappe métropolitaine de la mode se dit inquiète pour l’avenir du milieu de la mode

Les difficultés financières d’Aldo, de Reitmans et de Simons sont loin d’être des cas d’exception dans le milieu de la mode. Une douzaine de détaillants de vêtements se protégeront de leurs créanciers à très court terme, prédit un expert du secteur du vêtement. Un pronostic guère plus optimiste que celui de la Grappe métropolitaine de la mode.

« Je suis très inquiète. On travaille jour et nuit avec les détaillants », a confié en entrevue la directrice générale de la Grappe métropolitaine de la mode, Debbie Zakaïb.

À son avis, le Québec perdra des détaillants « chaque semaine » si rien n’est fait rapidement pour régler le problème des baux dans les centres commerciaux. « Chaque jour compte », insiste-t-elle.

Le cas de Reitmans est particulièrement éloquent. L’entreprise montréalaise fondée en 1926 a traversé bien des crises au fil des décennies. Mais en quelques semaines seulement, la pandémie l’a forcée à se mettre à la recherche de nouveaux capitaux. Le détaillant, qui compte 582 succursales, évalue aussi « diverses alternatives », a-t-il annoncé à ses actionnaires.

Le message était aussi clair qu’alarmiste : « rien ne garantit qu’un financement pourra être obtenu dans les courts délais requis, ni qu’il sera suffisant » et sans cet argent, l’entreprise « pourrait être dans l’impossibilité de poursuivre son exploitation ».

Reitmans bientôt à l’abri de ses créanciers ?

Président de Trendex North America, une firme d’experts dans le secteur du vêtement, Randy Harris s’attend à ce que Reitmans se place à l’abri de ses créanciers « d’ici deux semaines », même si c’est une entreprise « prudente et bien gérée ».

« C’est une entreprise qui n’a pas de dette à long terme, ce qui la rend vraiment uniques dans l’industrie. […] Mais sans ventes et avec des coûts, les liquidités s’épuisent », explique M. Harris au bout du fil.

L’expert croit qu’une douzaine d’autres détaillants feront de même « d’ici deux à trois semaines ». « Le vêtement est la catégorie qui va écoper le plus », déplore-t-il.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Debbie Zakaïb, directrice générale de la Grappe mode de Montreal.

Debbie Zakaïb ne serait « pas étonnée du tout » que ce scénario se concrétise si le statu quo était maintenu. « Chaque semaine, de nouveaux cas vont arriver. »

Triste hasard, quelques heures après notre entretien, Debbie Zakaïb nous a dirigés vers la page Facebook de Judith & Charles, qui possède 10 boutiques au pays et vend aussi en gros. L’entreprise montréalaise demande au public d’acheter ses vêtements, car la Banque TD lui a retiré son soutien « jugeant l’avenir de la vente au détail trop risqué ».

Sans l’obtention d’un prêt du gouvernement, l’entreprise dit qu’elle devra fermer ses portes. « Pratiquement aucune autre industrie ne fait face à la saisonnalité et à des délais serrés comme celle de la mode, et nous manquons de temps », font valoir les propriétaires.

Crise dans les centres commerciaux

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

Les centres commerciaux étant fermés, les magasins ne peuvent accueillir les clients.

Même un fleuron comme Simons, qui compte 180 ans d’histoire, a raconté au Journal de Montréal perdre « beaucoup d’argent chaque semaine » et devoir « assumer d’autres dettes pour financer [ses] pertes ». La COVID-19 arrive au moment où le détaillant de Québec était sur le point de mettre en marche son nouveau centre de distribution robotisé.

« Là, je dors sur un actif mort de quasiment 200 millions », s’est désolé le PDG, Peter Simons.

De son côté, Aldo s’est déjà placé à l’abri de ses créanciers. Et son grand patron, David Bensadoun, a précisé à La Presse qu’il passerait de 725 à 400 magasins dans les prochaines semaines. « Cette solution est envisagée par d’autres grands détaillants du Québec qui veulent renégocier leurs baux », affirme le directeur général du Conseil québécois du commerce de détail (CQCD), Stéphane Drouin.

Tristan n’a rien annoncé de tel, mais la situation est difficile puisque tous ses magasins — sauf un — sont à l’intérieur de centres commerciaux. Ainsi, malgré un certain déconfinement, impossible d’accueillir des clients. La saison de printemps est complètement foutue et celle d’été est de plus en plus compromise.

Ces détaillants sont dans des centres commerciaux aux loyers très chers, surtout les prime spots [emplacements les plus prisés].

JoAnne Labrecque, professeure spécialisée en vente au détail à HEC Montréal

En entrevue avec La Presse, la PDG de la Vie en Rose a dévoilé que ses loyers au Canada lui coûtaient 5 millions… par mois.

Modèle d’affaires fragile

PHOTO DAVID BOILY LA PRESSE, LA PRESSE

Aldo s’est placé à l’abri de ses créanciers et son grand patron David Bensadoun a précisé qu’il passerait de 725 à 400 magasins dans les prochaines semaines.

Debbie Zakaïb ajoute que toutes les chaînes de magasins ayant un chiffre d’affaires supérieur à 20 millions ne sont pas admissibles à l’Aide d’urgence du Canada pour le loyer commercial (AUCLC), ce qui en exclut bon nombre d’office. En outre, seulement 40 % des détaillants admissibles affirment que leur bailleur veut profiter du programme, selon un sondage effectué par le CQCD.

L’heure est grave parce qu’on n’a aucune idée de la date de réouverture des centres commerciaux. « Et quand ça va reprendre, ce ne sera pas avec le même volume de ventes qu’avant », prévient JoAnne Labrecque.

L’universitaire n’est par ailleurs pas étonnée que les plus gros détaillants soient les premiers en difficulté, compte tenu de leur « importante structure de coûts ».

C’est aussi une question d’endettement, fait remarquer Debbie Zakaïb, car Simons, comme Reitmans et Aldo, ont investi des sommes considérables pour effectuer un virage vers le commerce électronique et être en mesure de faire compétition aux grands acteurs internationaux.

Au CQCD, Stéphane Drouin estime que « tous les détaillants » sont à risque en ce moment. « C’est toujours fragile. C’est un modèle financier très vulnérable ».

Règle générale, dit-il, les commerçants ont « entre 30 et 60 jours de liquidités devant eux » et leur principal actif se résume très souvent à leurs stocks.

Et dans le secteur du vêtement, la perte de valeur des stocks est particulièrement rapide à cause de la saisonnalité : en juin, les manteaux d’hiver ne valent déjà plus grand-chose ! Ainsi, en l’absence presque totale de revenus, l’état de santé des détaillants dégringole à une vitesse folle.

« Je ne crois pas qu’un seul détaillant puisse sortir indemne de cette crise-là », conclut Debbie Zakaïb.

> (Re)lisez notre texte sur les impacts de la pandémie sur l’industrie de la mode