En transférant ses droits de propriété intellectuelle et ses contrats mondiaux du Québec vers des sociétés du Luxembourg, avant de les ramener au Québec, le Cirque a obtenu un prêt de 50 millions US, ce qui lui permettra de tenir le coup pendant un encore un certain temps.

Luttant pour sa survie, le Cirque du Soleil a été contraint de mettre sur la table les derniers actifs qui n’étaient pas hypothéqués pour obtenir un prêt de 50 millions US : ses droits de propriété intellectuelle mondiaux.

Pour réaliser cette transaction, a appris La Presse, le Cirque a fait transiter ces droits du Québec vers des sociétés du Luxembourg, avant de les ramener au Québec. Ces transferts impliquent cinq sociétés (trois au Québec, deux au Luxembourg), telles des poupées russes. Ils ont tous été réalisés au cours de la journée du 30 mars, indiquent des documents déposés au Registre des droits personnels et réels mobiliers (RDPRM).

Les actifs transférés sont notamment les droits de propriété intellectuelle et les contrats mondiaux du Cirque, à l’exception de ceux aux États-Unis et en Australie. Dans le document RDPRM, il est indiqué que les droits touchent environ 70 pays, dont la Chine, le Royaume-Uni, la France et l’Égypte. Ces droits procurent au Cirque des revenus de redevances pour ses spectacles mondiaux.

C’est maintenant la société en commandite CDS Canada 4, de Montréal, qui détient les actifs mis en garantie. CDS Canada 4 est contrôlée ultimement par la société canadienne Cirque du Soleil Canada, de Montréal, par l’entremise notamment de deux autres sociétés du Luxembourg.

Le 28 avril, le Cirque a finalement obtenu l’avance de 50 millions US de ses trois actionnaires que sont le fonds privé américain TPG, la société chinoise Fosun et la Caisse de dépôt. L’argent a été avancé en échange d’une garantie sur les droits de propriété intellectuelle mondiaux du Cirque détenus par CDS Canada 4.

Le prêt de 50 millions US a été accordé par une société en commandite québécoise (Trapeze Holding) appartenant à TPG. L’actionnaire de contrôle de Trapeze Holding est une société aux îles Caïmans qui appartient à TPG (TPG VII CDS Holdings LP). TPG est actionnaire majoritaire du Cirque du Soleil par le truchement de cette même société aux îles Caïmans (voir autre texte).

Pourquoi le Luxembourg ?

Mais pourquoi le Cirque a-t-il fait transiter les droits de propriété intellectuelle par le Luxembourg ? Le Cirque affirme que ce sont les conventions de crédits bancaires qui, dans certaines circonstances, exigeaient que « ces actifs transitent par des entités étrangères (non canadienne et non américaine) », selon le type de financement conclu.

Deux autres sources au fait de la transaction nous ont corroboré cette information.

Finalement, le type de financement retenu n’aurait pas nécessité de passer par cette structure étrangère, selon le Cirque. 

« Cette structure, impliquant des sociétés en commandite au Luxembourg, n’était finalement pas requise pour le financement intérimaire qui a été conclu avec nos actionnaires. La structure sera ainsi démantelée lorsque notre recapitalisation sera complétée et notre prêt intérimaire remboursé », indique le Cirque.

L’entreprise soutient que la structure retenue « n’offre aucun avantage fiscal et ne réduira pas l’impôt qui pourrait être éventuellement payable au Canada ». « Tout revenu imposable généré dans la structure se retrouve ultimement intégralement imposé au Canada. En aucune circonstance des actifs transférés ne seraient demeurés dans une entité luxembourgeoise », affirme le Cirque.

Pas d’avantage fiscal, selon les experts

PHOTO GETTY IMAGES

Le Cirque a fait transiter ses droits de propriété intellectuelle mondiaux du Québec vers des sociétés du Luxembourg, avant de les ramener au Québec.

Les fiscalistes consultés par La Presse jugent également que la structure n’a pas d’impact fiscal au Canada.

Je ne vois pas d’avantage fiscal apparent à utiliser cette structure dans ces circonstances. En plus, l’entreprise perd de l’argent [en 2020], donc elle n’aura vraisemblablement pas d’impôt à payer [au moins en 2020].

Jinyan Li, professeure de droit fiscal à l’Université York, en Ontario

La professeure de droit fiscal Katerina Pantazatou, de l’Université du Luxembourg, croit aussi qu’il ne semble pas y avoir d’enjeux fiscaux. « Il peut y avoir d’autres raisons pour établir ses sociétés au Luxembourg, par exemple la flexibilité du régime contractuel », dit Mme Pantazatou, bien qu’il lui soit impossible de tirer des conclusions définitives sans avoir vu l’entièreté de la structure des transactions du Cirque.

De façon générale, explique-t-elle, les sociétés en commandite sont considérées comme « transparentes » sur le plan fiscal tant au Canada qu’au Luxembourg, c’est-à-dire que les revenus passent directement à leurs propriétaires. Comme le propriétaire ultime des sociétés en commandite luxembourgeoises est canadien (Cirque du Soleil), c’est donc cette société canadienne qui devrait s’acquitter, en théorie, des impôts au Canada.

La Banque Royale du Canada, principal banquier du Cirque, a suivi les transactions de près, indiquent des documents du RDPRM. Avec la Bank of America, la Banque Royale représente la douzaine de banquiers internationaux – principalement américains – qui ont acheté des obligations du Cirque. Aujourd’hui, cette dette avoisine les 900 millions US, selon une récente évaluation de la firme Moody’s.

Les 50 millions US avancés au Cirque par TPG, Fosun et la Caisse permettront de tenir le coup pendant seulement un certain temps. Selon nos informations, le Cirque cherche un nouvel apport de capital et plusieurs pourvoyeurs ont été approchés. C’est la firme EY, de Montréal, qui gère la restructuration, selon deux sources.

Une option non retenue aux îles Caïmans

À la fin de mars, le Cirque a créé ces sociétés en commandite au Luxembourg, mais il a aussi créé quatre sociétés en commandite aux îles Caïmans, a confirmé le Cirque.

Finalement, la solution des îles Caïmans – où a aussi été constituée la société de TPG qui contrôle le Cirque (voir autre texte) – a été écartée, et les sociétés aux îles Caïmans n’ont pas été utilisées. « La structure aux îles Caïmans sera démantelée car elle n’a aucune utilité maintenant que le financement est conclu par la société en commandite canadienne », indique le Cirque. Les îles Caïmans figurent au sein de la liste des paradis fiscaux de l’Union européenne.

La question des paradis fiscaux est particulièrement délicate ces temps-ci, en pleine crise du coronavirus, alors que certains pays en Europe ont refusé d’affecter des fonds de leurs programmes d’aide économique aux entreprises qui ont des filiales dans les paradis fiscaux. Le Cirque du Soleil est en difficultés financières. L’entreprise discute actuellement d’une aide financière avec les gouvernements du Québec et du Canada.

Luxembourg : un régime fiscal avantageux

Le Luxembourg a longtemps été très prisé par de nombreuses multinationales pour y établir leurs droits de propriété intellectuelle en raison de son régime fiscal avantageux pour la propriété intellectuelle (80 % des revenus sont exemptés d’impôt). Le Cirque a d’ailleurs placé sa propriété intellectuelle dans ses sociétés au Luxembourg pendant au moins 15 ans, soit de 1999 à 2015. À partir de 2015, sous la pression du G20 et de l’OCDE, le Luxembourg a changé son régime fiscal pour la propriété intellectuelle : il est aujourd’hui plus difficile pour une multinationale d’être admissible au régime. Depuis 2015, la propriété intellectuelle du Cirque est enregistrée sous une société canadienne au Canada (Cirque du Soleil Canada) et sous une société au Delaware, aux États-Unis (Cirque du Soleil Holding USA).

Deux actionnaires aux îles Caïmans

PHOTO ANDRÉ PICHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Les deux principaux actionnaires du Cirque, TPG et Fosun, sont incorporés aux îles Caïmans, un paradis fiscal.

Printemps 2015. L’entrepreneur le plus célèbre du Québec, Guy Laliberté, vend sa participation majoritaire dans le Cirque du Soleil à la firme américaine d’investissement privé TPG, établie à San Francisco et au Texas. Le siège social reste à Montréal, mais les propriétaires majoritaires sont désormais américains.

Or, ce n’est pas exactement ce qui s’est produit sur le plan fiscal. Depuis 2015, les deux principaux actionnaires du Cirque, TPG et Fosun, sont incorporés aux îles Caïmans, un paradis fiscal.

Plutôt que d’acheter le Cirque du Soleil par le truchement d’une société américaine, la firme d’investissement privé américaine TPG a plutôt utilisé une société en nom collectif (SEC) enregistrée aux îles Caïmans : TPG VII CDS Holding Inc.

De façon générale, utiliser une SEC aux îles Caïmans comporte un avantage intéressant sur le plan fiscal. Aux États-Unis, une SEC est réputée « transparente » sur le plan fiscal : ses commanditaires (l’équivalent des actionnaires) sont imposés directement si l’entreprise (ex. : l’entreprise canadienne dans le cas du Cirque) lui envoie des dividendes. Aux îles Caïmans, une SEC est généralement considérée comme une entité distincte : les profits de l’entreprise peuvent rester aux îles Caïmans en étant imposés minimalement, et les propriétaires réels aux États-Unis peuvent généralement attendre avant de payer leurs impôts américains, selon Omri Marian, professeur de droit fiscal et spécialiste de la fiscalité internationale à l’Université de la Californie à Irvine.

Entre-temps, l’administration Trump a fait en sorte qu’il était devenu plus avantageux de rapatrier les dividendes et les profits de sociétés étrangères aux États-Unis. Auparavant, il fallait généralement payer le taux général sur les sociétés américain de 35 %. Aujourd’hui, pour une période de huit ans, le taux d’imposition fluctue entre 8 % et 15,5 %, selon le professeur Marian.

TPG fait valoir qu’elle a utilisé une « juridiction neutre fiscalement » pour faciliter le paiement des impôts de tous les actionnaires du Cirque du Soleil dans chacun de leurs pays respectifs : TPG aux États-Unis, Fosun en Chine, la Caisse de dépôt et placement du Québec (comme fonds de pension, la Caisse est exonérée d’impôt au Canada).

Plusieurs fonds sont organisés dans des juridictions neutres de façon à ce que tous les actionnaires puissent payer leurs impôts dans leurs pays respectifs. Ceci n’a pas d’impact sur les impôts payés par le Cirque, en particulier tous les impôts payés ou retenus au Canada avant qu’un montant n’atteigne l’entité des îles Caïmans.

Extrait d’un courriel de TPG

Plusieurs experts en droit fiscal estiment que le choix d’une société de s’établir aux îles Caïmans est notamment un choix motivé par des considérations fiscales. « Ces planifications fiscales là sont très sophistiquées, il y a différentes considérations, dont des considérations fiscales. On ne va pas dans les îles Caïmans pour le temps qu’il fait », dit Khashayar Haghgouyan, professeur en droit fiscal à l’Université Laval. « Si tu es dans un paradis fiscal, tu t’imposes peu, moins qu’aux États-Unis. J’ai de la difficulté à croire qu’il n’y a pas d’aspect fiscal », dit Lyne Latulippe, professeure en fiscalité et chercheure principale à la Chaire de recherche en fiscalité et en finances publiques de l’Université de Sherbrooke.

En 2015, TPG a aussi créé une autre société en commandite aux îles Caïmans : TPG VII CDS Co-Invest Ltd. Le Cirque du Soleil et TPG n’ont pas voulu indiquer à quoi servait cette entreprise ni donner de détails sur cette entreprise. Le registre des entreprises des îles Caïmans ne révèle pas l’identité des actionnaires des sociétés enregistrées dans ce paradis fiscal.

TPG, qui détient 55 % du Cirque du Soleil, n’est pas le seul actionnaire à avoir utilisé les îles Caïmans pour en être actionnaire. Le deuxième actionnaire en importance, la firme d’investissement chinoise Fosun, a aussi utilisé une société en commandite aux îles Caïmans pour sa participation de 25 % du Cirque : CMF Circus LP. Fosun n’a pas répondu à nos questions. Le Cirque du Soleil n’a pas voulu commenter la structure corporative et fiscale de ses actionnaires.

TPG et Fosun se sont toutefois faits discrets sur l’utilisation des îles Caïmans pour acheter le Cirque du Soleil. C’est le nom de leurs sociétés en commandite aux îles Caïmans qui sont inscrites au registre des entreprises du Québec, mais avec une adresse en Californie pour TPG et en Chine pour Fosun (alors que l’adresse officielle des sociétés en commandite est plutôt aux îles Caïmans). Le Cirque du Soleil a précisé avoir indiqué l’adresse postale de ses actionnaires au registre des entreprises du Québec, ce que leur permet de faire la loi québécoise.

Le troisième actionnaire du Cirque du Soleil, la Caisse de dépôt et placement du Québec, a utilisé uniquement des sociétés au Québec. La Caisse n’a pas souhaité commenter la décision de TPG et de Fosun d’utiliser les paradis fiscaux pour investir dans le Cirque. La Caisse indique tenter de « faire évoluer les pratiques des entreprises et investisseurs [en matière de fiscalité internationale] chaque fois que cela est possible ».