Les deux départs des derniers jours à la haute direction de Lowe’s Canada, dont celui du président Sylvain Prud’homme, soulèvent bien des questions sur l’état de santé de son réseau de 600 quincailleries. Qu’est-ce qui cloche au juste ?

Le géant américain Lowe’s, propriétaire de Rona depuis 2016, n’a jamais dévoilé les résultats financiers de ses magasins au Canada. Mais en août, le président Marvin Ellison a précisé que les ventes comparables – une donnée clé dans l’industrie de la vente au détail – avaient été « négatives » au deuxième trimestre.

Dans la foulée, il a accusé Rona d’être responsable de la situation, affirmant qu’un « changement de stratégie [avait] temporairement ralenti la croissance ».

Cette déclaration a piqué au vif un gestionnaire de haut niveau qui a quitté le siège social de Boucherville ces derniers mois. « Ils ont souvent affirmé que Rona tire Lowe’s vers le bas, mais c’est faux ! », jure-t-il.

Depuis le début de l’année, la baisse d’achalandage dans les magasins Lowe’s est « substantielle » et l’enseigne, qui n’est pas présente au Québec, affiche une « forte diminution de ses ventes », selon notre source. On parle de reculs du chiffre d’affaires « dans les deux chiffres », un résultat tel que Rona et Réno-Dépôt, pourtant en grand nombre au pays, n’arrivent pas à compenser.

Richard Darveau, PDG de l’Association québécoise de la quincaillerie et des matériaux de construction (AQMAT), confirme que tous les propriétaires de magasins Rona et Ace trouvent que les résultats sont bons. Ils n’ont pas baissé de chiffre d’affaires, soutient-il, et ceux qui quittent le groupe le font pour d’autres raisons.

« Rona était profitable quand ç’a été acquis, rappelle un haut dirigeant qui a occupé plusieurs postes dans l’entreprise ces 20 dernières années dans des provinces anglophones. On peut donc supposer que ce n’est pas Rona, le problème… »

Restructurations à répétition

L’entreprise au grand complet doit aussi composer avec une série d’enjeux. Au siège social de Boucherville, depuis trois ans, « c’est restructuration après restructuration », confie un ex-cadre. Cela « essouffle » les troupes. Et dans cette instabilité, les employés « perdent le focus », qui est de trouver les bons produits et de les vendre, déplore-t-il.

Les manufacturiers en paient aussi le prix, raconte avec un certain désespoir le directeur d’une entreprise québécoise dont les produits sont vendus chez Rona et Réno-Dépôt.

Il y a beaucoup de roulement de personnel. On n’avait jamais vu ça avant. Il y a un nouvel approvisionneur toutes les deux semaines. Ça n’a plus de bon sens ! Les contacts sont toujours à refaire.

Le directeur d’un fournisseur de Rona et Réno-Dépôt 

Résultat, dit-il, les projets ne se réalisent pas, car les engagements ne sont pas respectés par les nouveaux. « Les dossiers se ferment, il n’y a pas de suivi. »

La haute direction n’a pas échappé à la vague de changements. Parmi les sept vice-présidents en poste lors de l’acquisition par Lowe’s, il n’en reste qu’un seul, Antonio Cioffi, responsable des finances, des affiliés et de l’immobilier depuis janvier 2018.

Guy Beaumier, Alain Brisebois, Jim Caldwell, Serge Éthier et Christian Proulx sont tous partis, de leur propre gré ou non. Quant à l’Américain Brendan Hughes, il est venu travailler à Boucherville un peu plus de trois ans avant de retourner aux États-Unis en 2018. Le départ à la retraite du président Sylvain Prud’homme a été annoncé vendredi dernier.

Et aux États-Unis, parmi les 10 hauts dirigeants en poste lors de la transaction en 2016, il n’en reste que deux, selon le site web du détaillant.

Entreprise complexe

Tous ceux à qui nous avons parlé s’entendent pour dire que Lowe’s Canada est une organisation particulièrement complexe.

En 2016, elle regroupait dix enseignes, trois formats de magasins, deux types de propriétés (affiliés et « corporatifs » [magasins d’entreprise]). Le nombre d’enseignes a fondu de moitié (Lowe’s, Rona, Réno-Dépôt, Ace et Dick’s Lumber), mais le reste n’a pas beaucoup changé.

Tout cela dans 10 provinces ayant chacune leurs particularités qui ne sont pas forcément faciles à concilier. « C’est très culturel, la construction, insiste Richard Darveau. L’architecture, c’est très local. Ce n’est pas pour rien qu’on prend des photos de maisons en voyage. »

Ça fait beaucoup, surtout pour une entreprise comme Lowe’s qui n’a pas l’habitude de gérer un tel casse-tête avec des morceaux aux tailles et formes si variées. Aux États-Unis, le géant ne possède que de grandes surfaces très similaires. Sans surprise, le parallèle avec Target revient souvent ; l’entreprise américaine avait eu beaucoup de mal à comprendre le marché canadien avant de l’abandonner.

Lowe’s Canada pâtit aussi de la comparaison avec Home Depot. « À Wall Street et Bay Street, on ne comprend pas beaucoup comment fonctionne la vente au détail. Alors il faut que ce soit simple. Et ils aiment Home Depot, car c’est simple, ce sont juste de grands magasins corporatifs », dit Michael McLarney, éditeur de la publication spécialisée Hardlines.

Et les consommateurs ? « En Ontario, les stationnements de Home Depot, observe-t-il, ont généralement l’air plus remplis que ceux de Lowe’s. »

Trop de soldes, trop féminin?

Deux ex-cadres du détaillant affirment aussi que les problèmes s’expliquent en outre par la trop grande fréquence de soldes majeurs : journées sans taxes, « gratteux », de rabais de 20 % à l’achat de 450 $ ou plus, etc. Cette stratégie axée sur la circulaire attire la clientèle, mais fait fondre les marges.

« Quand tu commences à faire beaucoup de soldes, tu ne peux plus arrêter. Les consommateurs en viennent à ne plus rien acheter au prix régulier. […] C’était une vision à court terme », nous dit l’une de nos sources, précisant que Home Depot a plutôt travaillé à créer la perception que ses prix sont toujours les meilleurs.

Les magasins Lowe’s n’auraient par ailleurs pas la cote chez les entrepreneurs en construction et tous ceux qui font de la rénovation leur métier. Or, ces clientèles génèrent de gros volumes et n’attendent pas les soldes. Des acteurs de l’industrie expliquent que les professionnels ne trouvent pas ce qu’ils aiment et que les quantités en stock ne sont pas suffisantes.

Le « problème » de l’offre s’expliquerait par le fait que le concept et l’assortiment de produits de Lowe’s attirent plutôt une clientèle féminine, contrairement à Home Depot. Quant à l’enjeu des quantités, les magasins ne sont pas aménagés de façon à permettre l’ajout de matériaux de construction facilement accessibles (par une entrée spéciale, par exemple) aux pros.