Transat a adressé hier à ses actionnaires une longue circulaire de 200 pages expliquant les tenants et aboutissants de la transaction qu’elle envisage avec Air Canada. On y apprend notamment qu’elle ne faisait manifestement pas confiance aux capacités de l’autre acheteur intéressé, Groupe Mach.

En choisissant, le 27 juin dernier, d’accepter l’offre d’Air Canada à 13 $ par action, Transat tournait le dos à une autre offre, de 14 $ par action, avancée par le promoteur immobilier Groupe Mach.

L’entreprise explique cette décision de maintes façons dans sa circulaire. D’abord, Mach aurait refusé à plusieurs occasions de signer une entente de non-divulgation qui lui aurait donné accès à la salle de données de Transat.

« Par ailleurs, poursuit Transat, Groupe Mach n’a, en aucun temps, fourni […] de preuve qu’il avait un niveau de liquidités adéquat, une encaisse suffisante ou un engagement financier ferme, malgré les nombreuses demandes […] formulées à cet égard. »

Finalement, l’absence d’expérience de Mach dans le transport aérien ou le voyage a pesé, d’autant qu’il n’a pas « fait quelque démonstration que ce soit quant à son plan d’affaires ni n’a démontré qu’il a les capacités, l’expérience et l’expertise nécessaires », selon Transat.

Cette inexpérience rendait de plus improbable la tenue d’un exercice de vérification diligente dans un délai raisonnable, estimait Transat.

35 millions pour les dirigeants

Si elle est conclue, la transaction avec Air Canada rapportera un total de 35 millions de dollars aux 23 administrateurs et hauts dirigeants de Transat. Ces sommes proviennent en très grande majorité des actions, options ou unités d’action de l’entreprise qu’ils détiennent déjà et qui seront liquidées dans le cadre de la transaction.

Ces titres auraient pu être vendus même sans transaction avec Air Canada, mais à un prix moindre.

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Jean-Marc Eustache, président et chef de la direction de Transat

Le président du conseil, président et chef de la direction, Jean-Marc Eustache, touchera le plus fort montant, soit environ 11,7 millions. Le cofondateur Philippe Sureau, qui siège toujours au conseil, suit avec 4,5 millions.

La plupart des dirigeants sont aussi admissibles à des compensations représentant de 12 à 36 mois de salaire, en cas de perte de leur emploi après la transaction.

Pénalité réduite

Si Air Canada se détourne de la transaction avant sa conclusion, elle devra verser à Transat une pénalité de 40 millions. Il y a toutefois une exception : si l’échec de la transaction est attribuable à un refus des autorités réglementaires, la pénalité sera réduite à 20 millions. C’est vrai seulement pour un refus complet, note toutefois le vice-président aux ressources humaines et affaires publiques de Transat, Christophe Hennebelle. Si le Bureau de la concurrence devait accepter en imposant des conditions qui rebutent Air Canada, la pénalité sera de 40 millions.

Des comptes à rendre

Même si la transaction n’est pas encore conclue, Transat est déjà engagée par contrat à solliciter l’avis d’Air Canada dans certaines conditions. C’est le cas, par exemple, si elle doit négocier une convention collective ou renouveler des locations d’avions. Elle s’est aussi engagée à maintenir l’accès d’Air Canada à ses données financières et d’exploitation.

Dans ce contexte, est-il encore possible pour Transat de concurrencer Air Canada ? Oui, estime M. Hennebelle.

« Toutes les informations qui feraient obstacle à ce que nous soyons concurrents sont exclues ou partagées seulement à certaines personnes chez Air Canada qui ne peuvent les propager dans l’organisation », assure-t-il.

Deux tiers

Les deux tiers des actionnaires devront approuver la transaction au cours de l’assemblée qui aura lieu le 23 août, à Montréal. À eux seuls, les deux plus grands porteurs, Letko Brosseau (19,28 %) et le Fonds de solidarité FTQ (11,55 %), s’approchent du seuil nécessaire à un rejet, s’ils devaient se prononcer en défaveur. La firme Letko Brosseau a déjà fait connaître son insatisfaction.

La transaction nécessite aussi la majorité simple parmi les « actionnaires minoritaires », mais comme seul Jean-Marc Eustache, avec à peine 1,13 % des voix, ne se qualifie pas dans cette catégorie, il semble très improbable qu’un vote supérieur à 66,6 % n’obtienne pas aussi la majorité simple parmi les autres actionnaires.

Des discussions dès l’automne

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Air Canada a annoncé le 27 juin une entente avec le conseil d’administration de Transat en vue d’acquérir le voyagiste montréalais au prix de 13 $ par action.

Ébruité le 30 avril dernier, le processus qui a mené à l’acceptation par Transat d’une offre d’achat d’Air Canada a en réalité débuté plusieurs mois plus tôt, apprend-on d’un fil des évènements diffusé hier par Transat.

5 octobre 2018 : Le président et chef de la direction d’Air Canada, Calin Rovinescu, sollicite une rencontre avec son homologue chez Transat, Jean-Marc Eustache. Leurs subordonnés respectifs se rencontreront pour établir des bases un mois plus tard, le 13 novembre.

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Calin Rovinescu, président et chef de la direction d’Air Canada

13 décembre 2018 : Dans ce qui constitue au moins leur troisième rencontre, M. Rovinescu présente à M. Eustache une première offre à 13 $ par action. Elle est accompagnée de conditions importantes, notamment le maintien d’un niveau minimal de liquidités, une exclusivité de 180 jours et l’obligation pour une autre entreprise d’ajouter 3 $ par action pour que son offre soit considérée. Elle sert de base à la poursuite des négociations. Une semaine plus tard, le conseil de Transat met sur pied un comité spécial pour étudier les options de l’entreprise.

9 janvier 2019 : Le conseil d’administration reçoit de la haute direction de Transat un plan stratégique et des prévisions financières révisées à la baisse, à la lumière des résultats du dernier exercice. Il apparaît évident que les plans de croissance de Transat prendront des années à se matérialiser.

17 janvier 2019 : Transat signifie à Air Canada que les conditions liées à sa première offre sont inacceptables. Les deux entreprises se concentrent alors plutôt à analyser les obstacles réglementaires.

21 janvier 2019 : Un actionnaire de Transat avise M. Eustache que le Groupe Mach serait intéressé à déposer une offre.

24 janvier 2019 : M. Eustache et son chef de la direction financière, Denis Pétrin, rencontrent le président du Groupe Mach, Vincent Chiara.

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Vincent Chiara, président du Groupe Mach

7 février 2019 : Groupe Mach soumet une première offre, non contraignante comme celle d’Air Canada, à un prix se situant entre 8,50 $ et 9,50 $ par action. Dans les jours suivants, d’autres rencontres avec Mach ont lieu pour discuter des intentions de Mach à l’égard de Transat, de sa capacité financière et de sa capacité « à gérer et à soutenir les opérations » de Transat. Mach refuse notamment de signer une entente de confidentialité sans l’obtention d’une période d’exclusivité. Or, Transat discute déjà d’une offre supérieure avec Air Canada.

22 mars 2019 : Mach est avisée par lettre que son offre n’est pas suffisante. Elle revient dans les semaines suivantes avec une fourchette de 9 $ à 10,50 $, puis avec une troisième offre à 10 $.

16 avril 2019 : Les négociations reprennent avec Air Canada. Celle-ci accepte d’atténuer ses conditions, mais diminue aussi son offre, qui passe à 11,50 $ par action.

26 et 29 avril 2019 : Transat offre à Mach d’accéder à certaines informations financières, à condition de signer une entente de confidentialité. Mach refuse deux autres fois.

30 avril 2019 : L’assemblée des actionnaires de Transat a lieu. La direction apprend que Mach a directement approché des actionnaires avec son offre, augmentant d’autant le risque de fuites. Un communiqué est alors publié annonçant que Transat discutait avec « plus d’une partie ». L’annonce suscite de nouvelles expressions d’intérêt, mais rien de sérieux.

9 mai 2019 : Air Canada fait monter sa proposition à 12,50 $.

12 mai 2019 : Air Canada soumet une troisième proposition, à 13 $, et réduit définitivement ses conditions à celles qui ont été acceptées par Transat. Quatre jours plus tard, l’entente avec Air Canada est annoncée.

4 juin 2019 : Groupe Mach annonce, par voie de communiqué, qu’il veut déposer une offre à 14 $ par action.

25 juin 2019 : À la veille de la fin de la période d’exclusivité avec Air Canada, Mach dépose une lettre réitérant son offre et retirant certaines conditions, mais ne fournit aucune information démontrant sa capacité financière de réaliser la transaction.

26 juin 2019 : Le conseil d’administration de Transat délibère et reçoit notamment des avis de la Financière Banque Nationale et de BMO estimant juste l’offre d’Air Canada à 13 $.

27 juin 2019 : L’entente avec Air Canada est signée.