Le fisc fédéral sonne la fin de la récréation pour les multinationales américaines qui font des prêts à leurs filiales canadiennes pour réduire leurs impôts au Canada.

L’Agence du revenu du Canada (ARC) veut punir une stratégie fiscale utilisée par des multinationales américaines qui ont une filiale au Canada et y mettre fin. Dans un geste qui a surpris plusieurs experts, le fisc fédéral a avisé, la semaine dernière, les fiscalistes qu’il ne tolérerait plus cette stratégie fiscale et qu’il appliquerait des pénalités. L’ARC a indiqué avoir « réglé un dossier » du genre récemment, sans donner plus de détails sur le dossier.

Selon ce que La Presse a appris, l’Agence du revenu du Canada a envoyé des projets de cotisation à plusieurs filiales canadiennes de multinationales américaines qui utilisent la stratégie fiscale en question. Certains projets de cotisation vont jusqu’à des centaines de millions de dollars pour une entreprise. Au bas mot, l’ARC espère ainsi récupérer potentiellement des milliards de dollars en revenus fiscaux.

L’ARC a confirmé à La Presse que des contribuables faisaient « présentement l’objet d’une vérification » à la suite de sa nouvelle position, mais n’a pas voulu préciser le nombre de vérifications ou les montants en jeu.

Quelle est la stratégie fiscale contestée par l’ARC ? 

Une multinationale américaine fait un prêt à sa filiale canadienne. Les intérêts du prêt payés par la filiale canadienne sont déductibles des impôts au Canada pour la filiale canadienne (ce qui réduit sa facture fiscale). Or, les intérêts sur le prêt reçus par le siège social aux États-Unis ne sont pas imposés aux États-Unis, où cet argent est plutôt considéré comme un paiement de dividendes non imposable en raison d’une deuxième transaction via une société américaine à responsabilité limitée. Résultat final : la filiale canadienne réduit ses impôts au Canada en déduisant ses intérêts sur le prêt, et ceux-ci ne sont pas imposés aux États-Unis.

Cette stratégie fiscale est surtout employée quand une entreprise américaine achète une entreprise canadienne, qui devient alors sa filiale canadienne. Ou encore lorsqu’une entreprise américaine crée une filiale canadienne.

Un « dispositif hybride »

En matière de fiscalité internationale, on appelle ce type de stratégie fiscale un « dispositif hybride » : une même transaction ou entité est traitée différemment dans les deux pays, et le contribuable en profite.

Dans le cadre de sa réforme mondiale de la fiscalité (le projet BEPS), l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) propose d’abolir les avantages fiscaux des dispositifs hybrides. Le Canada est membre de l’OCDE, et le gouvernement Trudeau appuie le projet BEPS.

Ces dispositifs hybrides sont « monnaie courante » en planification fiscale internationale, selon Khashayar Haghgouyan, professeur en droit fiscal à l’Université Laval.

C’est une façon de jouer sur les deux tableaux qui fatigue l’OCDE. Ça correspond au désir de l’ARC d’arrêter des abus fiscaux internationaux.

Khashayar Haghgouyan, professeur de droit

L’ARC a indiqué par courriel vouloir « encourager les contribuables à défaire ces structures, qu’elles fassent ou non l’objet d’une vérification. À cet égard, l’un des effets de l’avis [envoyé aux fiscalistes] pourrait être la prévention de l’érosion future de la base ».

Sur le fond, les professeurs de droit fiscal Khashayar Haghgouyan (Université Laval) et Marie-Thérèse Dugas (Université de Sherbrooke) sont tous deux d’accord avec la volonté de l’ARC d’empêcher les multinationales de bénéficier de mécanismes hybrides comme celui du prêt entre une filiale canadienne et son siège social américain.

« On ne peut pas être contre ça [la décision de l’ARC]. Il faut arrêter les abus », dit le professeur Haghgouyan.

« L’objet de protéger l’assiette fiscale canadienne est tout à fait adéquat », dit la professeure Dugas.

Des litiges fiscaux à prévoir ?

L’ARC a annoncé son intention d’utiliser une disposition existante de la Loi de l’impôt sur le revenu sur les prix de transfert afin de requalifier les prêts entre la filiale canadienne et l’entreprise américaine. Elle annulerait donc probablement les déductions d’impôts liées aux intérêts des prêts. Elle a toutefois été avare de détails dans son avis officiel à l’intention des fiscalistes.

On comprend toutefois que la facture fiscale pourrait monter vite, jusqu’à environ 50 % du prêt en litige : environ 27 % pour le taux d’imposition (fédéral et provincial), 10 % pour les pénalités, et un pourcentage pour les intérêts selon les années en litige.

Ce n’est pas un secret que les pays de l’OCDE (dont le Canada) veulent lutter contre les mécanismes fiscaux hybrides. L’une des 15 actions du projet BEPS est consacrée entièrement aux mécanismes hybrides. Mais l’annonce de l’ARC a pris de court plusieurs fiscalistes, qui s’attendaient plutôt à des changements législatifs.

C’est un peu surprenant et inusité. En Europe et aux États-Unis, il y a eu des lois spécifiques sur les hybrides.

Pierre Bourgeois, associé en fiscalité internationale au cabinet comptable Raymond Chabot Grant Thornton à Montréal

L’ARC envoie des projets de cotisation, mais ce n’est pas la facture fiscale finale. Un contribuable peut s’entendre avec l’ARC sur un montant moins élevé ou encore contester sa cotisation en cour. En fin de compte, l’ARC pourrait s’attendre à des gains potentiels importants, chiffrés en milliards. Une partie de ces gains serait récurrente d’année en année ; l’autre partie serait un gain unique et non récurrent (ex. : la pénalité et les intérêts).

Avec les sommes en jeu, il ne serait pas étonnant de voir plusieurs de ces dossiers de mécanismes hybrides et de prêts aboutir devant les tribunaux. 

Chose certaine, l’ARC envoie un message clair à la communauté fiscale et aux multinationales. « L’ARC veut lever le drapeau. Ils disent : “Sachez-le, on ne va pas tolérer ça” », dit le professeur Haghgouyan.

Au provincial, Revenu Québec pourrait aussi être de la partie. L’agence gouvernementale indique « privilégier la collaboration avec l’ARC dans les dossiers de ce type ».