La fin de l'aviation commerciale se rapproche pour Bombardier. L'entreprise a confirmé hier être en pourparlers pour vendre à Mitsubishi Heavy Industries le programme d'avions CRJ, assemblés à Mirabel, ce qui terminerait le délestage de ses unités d'affaires déficitaires.

La publication en matinée, hier, par le site spécialisé The Air Current, d'une information selon laquelle les deux entreprises étaient en discussions « avancées » et pourraient même faire une annonce officielle dans moins de deux semaines, au Salon international de l'aéronautique et de l'espace du Bourget, à Paris, a forcé les réactions.

« À la lumière des récents reportages médiatiques, Bombardier estime qu'il est prudent d'informer nos parties prenantes de ses discussions avec Mitsubishi Heavy Industries, Ltd. concernant son programme CRJ », a confirmé l'entreprise québécoise dans une déclaration écrite.

« Il est vrai que nous sommes en discussions à propos d'une possible transaction impliquant le programme d'avions régionaux de Bombardier, tout en respectant de façon stricte les règles de concurrence. »

- Extrait d'une déclaration de Mitsubishi

D'un côté comme de l'autre, on rappelait toutefois que rien ne garantit que ces discussions mèneront à une entente.

Pour Bombardier, la vente du programme CRJ terminerait un ménage dans sa division d'avions commerciaux qui s'était amorcé avec la cession du programme C Series à Airbus, à l'automne 2017. L'entreprise pourra dorénavant se concentrer sur les trains et les avions d'affaires, ses deux créneaux les plus rentables.

Les investisseurs ont d'ailleurs accueilli la nouvelle avec joie, hier. À Toronto, l'action de Bombardier a gagné 9,7 %, pour terminer la journée à 2,15 $.

Le prix que pourrait obtenir Bombardier ne fait pas l'unanimité. Pour Cameron Doerksen, de la Banque Nationale, ce serait entre 300 et 500 millions US. Pour Benoit Poirier, de Desjardins, ce serait plutôt de 500 millions à 1 milliard US.

Intention connue

Bombardier avait publiquement laissé entendre pour la première fois en novembre que le programme CRJ pourrait être vendu. L'entreprise annonçait alors la cession des avions turbopropulsés Q400. Interrogé sur le sort de son dernier programme d'avions commerciaux, le CRJ, Alain Bellemare, président et chef de la direction, n'avait pas fermé la porte à « l'option stratégique » que pouvait représenter une vente.

Cette intention s'était raffermie à l'occasion de la dernière assemblée générale des actionnaires, au début de mai. Les deux divisions aéronautiques, Avions commerciaux et Avions d'affaires, ont alors été regroupées en une seule, dont la direction a été confiée au responsable des avions d'affaires, David Coleal.

Au cours des derniers mois, Bombardier a consacré beaucoup d'efforts à rendre le CRJ plus attrayant. Un nouvel aménagement de cabine, baptisé Atmosphère, a permis de répondre aux attentes d'une certaine clientèle en matière d'espace pour les bagages de cabine, d'esthétisme et de confort.

GRAPHIQUE FOURNI PAR THOMSON REUTERS

La dernière année boursière de Bombardier

Le carnet de commandes est quant à lui passé de 42 à 51 avions depuis le début de 2017, relevait récemment l'analyste Benoit Poirier, de Desjardins. On avait aussi introduit récemment le CRJ550, version modifiée du CRJ700, destiné à servir d'option au remplacement prévu d'environ 700 avions de 50 places aux États-Unis dans les prochaines années.

« Au bout du rouleau »

« Ils ont fait du neuf avec du vieux, mais l'aviation commerciale ne fait plus partie de leur stratégie », résume le directeur de l'Observatoire international de l'aéronautique et de l'aviation civile de l'Université du Québec à Montréal, Merhan Ebrahimi.

« Au bout du rouleau », estime-t-il, la plateforme du CRJ est mûre pour une refonte complète, qui coûterait « au minimum 3 milliards de dollars américains ».

Or, le marché des avions régionaux n'est plus ce qu'il a déjà été, rappelle Richard Aboulafia, analyste de Teal Group. « Ce n'est pas un marché où tu veux concevoir un tout nouvel avion. Ça n'aurait aucun sens pour une entreprise de se lancer là-dedans. »

« Bombardier n'a pas les moyens pour ça aujourd'hui et elle aurait beau frapper à la porte du gouvernement, elle n'aurait pas un sou, ajoute M. Ebrahimi. L'acceptabilité sociale est très faible. »

Québec voudrait des conditions

Le ministre de l'Économie et de l'Innovation du Québec, Pierre Fitzgibbon, n'a d'ailleurs pas semblé pressé de s'opposer à la transaction, hier.

« Bombardier est dans une restructuration très, très, très importante, a-t-il rappelé. Et je pense qu'il faut laisser la direction déterminer quels sont les secteurs où ils pensent qu'ils vont être bons. Et, personnellement, le Global, l'avion d'affaires, je pense que c'est un très, très bon avion. Comme le A220 était un bon avion aussi, sauf que Bombardier ne pouvait pas le commercialiser. »

« Le CRJ, on le savait, ç'a été dit publiquement, c'est un avion en fin de vie, un avion auquel il reste peut-être une dizaine d'années. » 

- Pierre Fitzgibbon, ministre de l'Économie et de l'Innovation du Québec

Le ministre a poursuivi : « L'argent qu'il faut réinvestir dans le CRJ, et je ne suis pas un expert de l'aviation, est très, très important. Est-ce que Bombardier peut d'elle-même investir dans le CRJ ? Je pense que poser la question, c'est y répondre en partie. »

Cela n'empêcherait toutefois pas Québec de chercher en coulisses à obtenir des garanties dans cette transaction, selon M. Ebrahimi.

« Ce que j'entends, c'est que le gouvernement est très exigeant quant à la façon dont la transaction va arriver. Et de son côté, Bombardier ne veut pas passer pour une entreprise en train de brader ses actifs au détriment des emplois. »

Besoin d'expertise

Pour Mitsubishi, l'acquisition du CRJ répondrait à un besoin criant en expertise, estime M. Ebrahimi.

L'entreprise japonaise cravache depuis des années pour lancer son propre avion régional, le MRJ. D'abord attendu pour 2013, le premier exemplaire n'a toujours pas été livré.

« Le fait d'aller chercher un acteur établi dans le marché, avec beaucoup d'expertise dans tout ce qui concerne la chaîne de production des avions régionaux » est un attrait important, juge-t-il.

Mitsubishi avait en fait déjà commencé à s'intéresser à l'expertise de Bombardier, en recrutant nombre de ses employés. Cela a d'ailleurs mené à des démêlés judiciaires, toujours en cours.

« Acquérir le programme CRJ de Bombardier emmènerait un large réseau mondial de soutien technique que Mitsubishi pourrait utiliser pour son nouvel avion », a aussi fait valoir hier l'analyste Cameron Doerksen, de la Banque Nationale.

Hier, Mitsubishi n'a pas voulu fournir de précisions sur ses intentions quant à la transaction, si celle-ci devait se concrétiser, notamment à savoir si elle continuerait la production du CRJ et conserverait l'usine d'assemblage, à Mirabel, ou les activités de fabrication de composantes, à Saint-Laurent.

Pour M. Aboulafia, toutefois, il est évident que la production du CRJ tire à sa fin.

« Ils vont peut-être le garder le temps de finir de concevoir une version de leur avion qui répond aux critères de poids des conventions collectives américaines », entrevoit-il.

Il n'exclut toutefois pas la possibilité que Mitsubishi choisisse d'utiliser l'usine ou sa main-d'oeuvre pour assembler ce nouvel avion.

- Avec Tommy Chouinard, La Presse

Vingt-sept ans plus tard

Le premier avion commercial CRJ de Bombardier est entré en service en 1992, six ans après l'acquisition de Canadair. Aujourd'hui, 27 ans plus tard, le contexte a changé, tant au sein du marché aéronautique qu'au sein de Bombardier elle-même.

PHOTO FOURNIE PAR BOMBARDIER

La cabine d'un CRJ

D'abord, sans concurrence

« Les transporteurs américains se concentraient sur une stratégie de plaques tournantes », rappelle Jacques Roy, professeur titulaire au département de gestion des opérations et de la logistique de HEC Montréal. « Pour alimenter ces plaques tournantes, il faut des avions à haute fréquence. Avant le CRJ, il s'agissait surtout d'avions à hélices. Le CRJ était plus rapide, plus confortable. Ça convenait davantage aux attentes des gens d'affaires. » À son arrivée, le CRJ n'avait pratiquement pas de concurrence dans son créneau, qu'il venait effectivement de créer.

Le CRJ a perdu de sa compétitivité

« Il vit sur du temps emprunté à cause de son moteur », croit Richard Aboulafia, analyste de Teal Group. « Il doit concurrencer avec des avions dont le moteur est plus puissant. »

Bombardier n'est plus intéressée

Le CRJ est la dernière unité d'affaires non rentable de Bombardier. Ses unités qui assemblent des trains et des avions d'affaires, rentables, auront maintenant toute l'attention.

PHOTO CHRISTINNE MUSCHI, ARCHIVES REUTERS

À son arrivée, le CRJ n'avait pratiquement pas de concurrence dans son créneau, qu'il venait effectivement de créer.

Mitsubishi en a besoin

Depuis le début de la conception de son programme MRJ, Mitsubishi compte sur Boeing pour l'aider dans des volets clés, dont le soutien à la clientèle. Or, depuis que Boeing s'est rapprochée d'Embraer, cette option n'est plus sur la table, rappelle M. Aboulafia.

« C'est un cas de circularité qui joue des tours à mon cerveau : Bombardier conçoit la C Series, ce qui à un moment donné la pousse dans les bras d'Airbus, ce qui incite Boeing à acheter Embraer, ce qui fait que Mitsubishi n'a plus de partenaire, ce qui fait maintenant qu'elle veut acheter le CRJ de Bombardier. »

La concurrence s'est étoffée

Embraer, qui avait déjà ravi plus de la moitié du marché à Bombardier, vient de s'associer au géant Boeing, contre lequel il sera encore plus difficile de rivaliser. Et un jour, l'avion tout neuf de Mitsubishi finira par s'envoler.

PHOTO RYAN REMIORZ, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Les bureaux de Bombardier, à Montréal.