Acheter un robot pour automatiser des tâches exécutées par les humains est encore tabou dans certaines entreprises québécoises, malgré la pénurie de main-d’œuvre. Celles qui ont osé s’en procurer un y voient le début d’une révolution. Cette semaine, La Presse vous présente chaque jour un robot qui a été engagé par des entreprises québécoises.

Nom : Fanny Salaire : 1,75 $ l’heure Qualité : Disponible pour les quarts de travail de nuit et de week-end Défaut : Doit être isolée de ses collègues de travail, comportements violents Secteur d’activité : Manufacturier, industriel

Vous n’arrivez pas à trouver des employés qui veulent travailler à l’usine de nuit les week-ends ? Vous n’êtes pas seul… Ce sont les quarts de travail les plus difficiles à pourvoir.

Le propriétaire d’une entreprise d’usinage de Granby a trouvé la solution. Il a fait l’acquisition de Fanny.

Sa couleur, jaune vif, attire tout de suite notre attention au cours de notre visite à l’usine. Fanny et les équipements automatisés à ses côtés sont d’une grande efficacité et ne vous laisseront pas tomber un vendredi soir à 23 h. Cependant, la géante n’est pas très silencieuse… Et comme tous les robots industriels, ses comportements parfois violents nécessitent qu’elle soit en cage.

Normand Johnson, propriétaire d’Usinage précision service, est un passionné de la robotique. L’ingénieur nous explique qu’il place une série de barres de métal sur une table et que son système robotisé les transforme en petites pièces selon la forme commandée par ses clients.

« La fin de semaine, les humains partent à 18 h le vendredi et reviennent à 6 h le lendemain matin. Pendant ce temps, les machines ont travaillé toute la nuit, raconte-t-il. Elles ont 16 heures d’autonomie. On les recharge et elles travaillent jusqu’au lundi matin. »

Dans son usine, Normand Johnson a deux robots comme Fanny. Le robot jaune est du fabricant japonais FANUC et tout l’équipement d’intégration de l’automatisation à ses côtés est une création de son entreprise Automation Éclair, située à Mirabel. Son deuxième affiche la couleur orange du fabricant allemand KUKA. Ces robots coûtent de 150 000 $ à 500 000 $ selon l’équipement additionnel choisi.

« Un machiniste gagne environ 50 000 $ par année et travaille 7 heures. Une de mes machines, ici, coûte 150 000 $ et va travailler 24 heures. C’est l’équivalent de trois quarts de travail, de trois employés à 50 000 $, compare-t-il. C’est un an de salaire, mais elle va durer 25 ans. »

Pénurie de main-d’œuvre

Ce n’est pas d’hier que Normand Johnson parle à son entourage de la pénurie de main-d’œuvre imminente. Selon lui, les calculs mathématiques étaient simples à faire avec les départs à la retraite et la dénatalité. L’ingénieur avait donc prévu le coup. Dès 2008, il a commencé à robotiser son entreprise.

« Un jour, je me suis dit : un robot, ce n’est pas suffisant. J’en ai fait rentrer un deuxième, un troisième, puis un septième. Le mois prochain, on va dépasser le nombre de robots versus le nombre d’humains. » — Normand Johnson

Avec ses 20 machines de production CNC (computer numerical control, ou commande numérique par calculateur) et l’achat de nouveaux robots, Normand Johnson prévoit que son usine sera 100 % automatisée d’ici deux ans.

« Mon usine produit plus, les pièces faites par les machines sont toujours pareilles, il y a moins de perte et je peux monter le salaire de mes machinistes de 5 $ de plus que d’autres entreprises. »

Le propriétaire n’y voit que des avantages. C’est la solution qu’il a trouvée pour s’assurer que ses clients ne commandent pas leurs pièces usinées en Chine. N’empêche que Normand Johnson fait partie de la minorité des entrepreneurs qui prennent ce virage.

Encore tabou

Les dépenses mondiales en robotique devraient s’élever à 103,4 milliards de dollars en 2019, en hausse de 18,9 % par rapport à 2018, selon l’International Data Corporation. Pourtant, certaines entreprises québécoises hésitent encore.

« Ça prend une journée pour installer un robot dans une entreprise, mais les gens vont prendre quatre ans à se décider, constate l’ingénieur Normand Johnson, qui a créé Automation Éclair, en 2014. Ce n’est jamais arrivé que les gens m’achètent des cellules robots pour économiser de l’argent. C’est toujours parce qu’ils sont mal pris. Ils ont des contrats, mais ils n’ont pas de main-d’œuvre. »

Au cours des derniers mois, La Presse a visité plusieurs entreprises qui craignaient que leur choix d’intégrer des robots soit mal perçu dans la population.

« Si on voit qu’on a des tâches qu’on pourrait automatiser et qu’on voit des employés qui les font, c’est sûr qu’on se dit : “Il va y avoir des personnes qui vont perdre leur emploi” », explique Clément Gosselin, professeur au département de génie mécanique de l’Université Laval et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en robotique et mécatronique. « Mais il faut faire attention à ce raisonnement-là, car la pénurie de main-d’œuvre peut causer des problèmes de rentabilité aux entreprises qui pourraient finir par fermer. »

Mesurer autrement la santé économique

Plusieurs spécialistes croient que les gouvernements contribuent à la mauvaise image de la robotique en mesurant la santé économique du pays avec la création d’emplois.

« C’est une mesure très politique, les politiciens aiment beaucoup ça, mais c’est aussi quelque chose qui aurait intérêt à être mis à jour. Avant, on raisonnait en termes d’emplois ; c’était la logique parce qu’il y avait une égalité directe entre les emplois créés et la productivité. Mais cette équation-là n’est plus exactement vraie. »

« On doit revoir le modèle, renchérit l’ingénieur Normand Johnson. Les emplois ne sont plus un enjeu. Les pays les plus riches, ce sont les pays les plus productifs. La vraie question, c’est combien de richesse on peut amener, ici, au Canada, en augmentant notre productivité. La robotique est une solution. »

Nouvelles tendances

L’intégration de la robotique est souvent freinée par le prix et la complexité d’utilisation. Les petites et moyennes entreprises craignent d’être en situation de dépendance face à un sous-traitant chaque fois qu’elles souhaitent faire des modifications dans la programmation. Les nouveaux robots autonomes et collaboratifs qui arrivent sur le marché pourraient changer la donne.

« Notre domaine pousse pour la robotique simplifiée, affirme le professeur Clément Gosselin. Ce qu’on voit chez l’entreprise Robotiq, à Lévis, par exemple. Pas besoin de mettre un programmeur. On peut travailler avec le robot et lui enseigner des tâches de façon intuitive. On le contrôle avec une tablette. »

« Le Canada se situe très loin derrière la Corée du Sud, qui a la densité de robots la plus élevée au monde, et l’Allemagne, qui est le pays le plus automatisé d’Europe. Cependant, il ne faut pas négliger notre savoir. » — Clément Gosselin

Selon lui, la formation en robotique dans nos universités canadiennes est plus avancée que dans la majorité des universités américaines.

« On a beaucoup de technologies robotiques qui ont été développées au Québec et au Canada dans les années 90 avec le programme spatial. Il y a beaucoup de gens qui ont été formés, et on a beaucoup d’entreprises de robotique. Maintenant, c’est le lien avec nos entreprises manufacturières qu’il faut essayer de développer plus pour faire augmenter notre productivité », croit-il.