Des fromageries artisanales, qui se spécialisent habituellement dans la transformation du lait de brebis ou de vache, ont décidé de se lancer dans la fabrication de fromage de chèvre, afin de donner un coup de pouce aux producteurs caprins qui vivent des moments difficiles, notamment à la suite de la fermeture de l’usine Damafro d’Agropur à Saint-Damase, seul endroit où l’entreprise transformait du lait de chèvre.

« Je n’ai pas besoin de plus de lait parce que j’ai du lait de vache en masse. Mais je ne peux pas laisser tomber une famille, des amis », explique, en entrevue avec La Presse, Jean Morin, propriétaire de la Fromagerie du Presbytère, située à Sainte-Élizabeth-de-Warwick. Un article paru récemment dans La Terre de chez nous faisait état de cette situation.

Par ailleurs, les amis qu’évoque le fromager sont une famille venue de Suisse il y a 32 ans, qui a élu domicile dans le même village que M. Morin et qui s’est lancée dans la production caprine. Les anciens propriétaires de la ferme, Gérard et Olivia Cinter, ont, il y a quelques années, légué l’entreprise, qui compte 200 chèvres, à leur fils Baptiste. Mais ils y sont toujours très impliqués. L’an dernier, les Cinter ont appelé leur ami fromager pour lui dire qu’ils songeaient à mettre la clé sous la porte, faute d’acheteur, raconte Jean Morin. Il n’en fallait pas plus pour que l’homme décide de tenter l’expérience du fromage de chèvre. « Dans nos salles d’affinage, maintenant, on a des petits fromages de chèvre qui vieillissent lentement à travers les autres, précise-t-il. Je trouve ça tellement précieux qu’on soit capable de les soutenir. »

[Les grands transformateurs], ils n’en ont rien à foutre de donner une vie à un village. Ce n’est pas dans leurs priorités, alors que c’est très proche des miennes. C’est ma ruralité, c’est très proche de moi.

Jean Morin

Son entreprise produit donc dorénavant Les Cinter, un fromage frais, ainsi que le 13e Apôtre, une pâte semi-ferme.

L’entreprise de Jean Morin et la Fromagerie Nouvelle France, qui en est encore à une phase expérimentale, achètent ensemble 3500 litres de lait de chèvre par semaine à Baptiste Cinter.

Une année difficile

Rappelons qu’au cours de la dernière année, les producteurs caprins ont vécu des moments difficiles. Il y a un peu plus d’un an, ceux-ci étaient littéralement plongés dans l’incertitude puisque trois des principaux acheteurs — Saputo, Liberté et Agropur — ne s’étaient toujours pas engagés à s’approvisionner auprès des producteurs québécois pour l’année 2019. L’Ontario, première province productrice au pays, où le prix du lait de chèvre est de 5 % à 10 % moins élevé qu’au Québec, est un marché attrayant pour ces entreprises, souligne Christian Dubé, président des Producteurs de lait de chèvre du Québec (PLCQ). Les acteurs les plus importants ont finalement décidé de s’approvisionner auprès des cheptels québécois. Agropur a toutefois annoncé récemment la fermeture de son usine Damafro de Saint-Damase en mars 2020. C’est le seul établissement où l’entreprise produit du fromage de chèvre.

Agropur achetait près de 25 % de la production des Cinter, confirme Olivia Cinter, qui est directrice générale de Capralac. Cette coopérative s’occupe notamment d’aller chercher le lait chez les producteurs. « Ce contrat [avec Agropur] est perdu, souligne-t-elle. Peut-être que ce lait-là pourrait aller chez Jean Morin. On est en période d’essais. »

Pour ajouter aux difficultés, les producteurs ont quant à eux consenti à une baisse du prix de leur lait : une diminution de 2,5 % pour 2019 et une autre baisse de 2,5 % pour 2020.

Un peu d’espoir

Lueur d’espoir toutefois, en plus de celle de Jean Morin, plusieurs fromageries cherchent à s’approvisionner en lait de chèvre. « Les petites fromageries sont plutôt en demande de lait. Je connais d’autres producteurs qui ont trouvé de plus petits acheteurs pour écouler leur lait. »

Du côté de Bécancour, dans le Centre-du-Québec, la Fromagerie L’Ancêtre, qui produit habituellement du fromage et du beurre à partir de lait de vache biologique, a décidé elle aussi de sortir de sa zone de confort et de commercialiser un fromage de chèvre. « On trouvait qu’il y avait un besoin pour un produit de chèvre et on savait qu’il y avait des surplus disponibles au Québec, explique Pascal Désilets, président-directeur général de la fromagerie. On voulait faire notre part pour transformer une partie de ce lait-là. »

PHOTO SYLVAIN MAYER, FOURNIE PAR LA FROMAGERIE L’ANCÊTRE

Offert sur les tablettes depuis septembre, le chèvre artisan, vieilli six mois, connaît de bonnes ventes non seulement au Québec, mais également en Ontario et en Colombie-Britannique.

Offert sur les tablettes depuis septembre, le chèvre artisan, vieilli six mois, connaît de bonnes ventes non seulement au Québec, mais également en Ontario et en Colombie-Britannique, assure M. Désilets.

« On va voir comment les choses vont évoluer, mais on espère pouvoir augmenter notre production dans les prochaines années. Plus on va réussir à en vendre, plus on va transformer de lait de chèvre. »

À Racine, Marie-Chantal Houde, copropriétaire de la Fromagerie Nouvelle France, affirme avoir « toujours voulu fabriquer des fromages de chèvre ». Cette volonté a été amplifiée lorsqu’elle a su que des transformateurs comme Agropur se retiraient de ce marché-là. « Quand j’ai vu qu’il y avait de grands industriels qui se retiraient, ça m’a fait mal au cœur. »

« Pour le moment, on fait des expériences », indique Mme Houde, qui espère pouvoir réussir à commercialiser un produit de chèvre.

Par ailleurs, bien que ces initiatives soient saluées par Christian Dubé, des Producteurs de lait de chèvre du Québec, ce dernier estime que ces gestes à eux seuls ne sauveront pas l’industrie. « C’est important de se faire connaître, mais ça reste de petites quantités de lait. »

« Ça ne sauvera pas tout le monde », croit également Olivia Cinter.

Du côté de Saputo, qui fabrique déjà des fromages de chèvre industriels, on souligne que cette catégorie « connaît une belle croissance ». Le transformateur ne ferme pas la porte à la possibilité d’en commercialiser davantage. « Nous souhaitons continuer à augmenter la distribution de ces produits, affirme la porte-parole de l’entreprise, Sandy Vassiadis. Nous continuerons à évaluer de nouvelles occasions d’affaires et de nouveaux produits potentiels en vue de satisfaire les besoins des consommateurs et de répondre aux tendances du marché. »

Quelques statistiques

Quantité de lait de chèvre produit au Québec (2015) : 11,5 millions de litres

Quantité de lait de chèvre produit en Ontario (2015) : 43,2 millions de litres

Le Québec se classe au deuxième rang des provinces productrices de lait de chèvre.

Source : Portrait-diagnostic sectoriel de l’industrie caprine au Québec, ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation