Il se voyait comme « l'homme fort, le pilier » de sa communauté, mais Jacques Viens a frappé un mur. Ses engagements pesaient plus qu'à l'habitude. Peu à peu, il a fait le tri dans sa vie, est sorti du placard, et a repris le contrôle sur son existence.

Connu à Saint-Paul-d’Abbotsford, où il a été conseiller municipal et maire, Jacques Viens a longtemps dirigé la PME spécialisée en ébénisterie Concept Can-Bec. 

L’homme d’affaires, entrepreneur depuis la jeune vingtaine, avait l’image de son bord dans cette municipalité montérégienne de 3000 habitants : celle d’un homme dynamique, actif dans la région, vice-président du Zoo de Granby, marié, père de trois filles, vivant dans une maison remarquable parmi d’autres…

Mais personne n’est à l’abri d’un revers. Même les gens les plus appréciés, impliqués, qui en ont vu d’autres, à qui la gestion d’une entreprise sourit.

Alors qu’il terminait l’agrandissement d’une usine, un projet de 1 million de dollars, les digues ont cédé. C’était en 2006. À la source du problème : un zonage inchangé. « La Ville s’est rendu compte qu’on ne m’avait pas donné le bon permis pour la construction de l’usine », raconte-t-il. Un prêt bancaire a ensuite été compromis pour poursuivre le chantier. Un mois après les fêtes du 150e anniversaire de la ville, qu’il avait présidées, les vents ont soudainement soufflé contre lui.

« On a voulu me lapider sur la place publique, s’attriste-t-il. On pensait que j’avais eu une faveur pour la construction. C’est venu me chercher. »

Le poids du monde

L’épuisement et la souffrance se sont lentement installés. Les problèmes et incompréhensions se sont accumulés. Jacques Viens a craqué. En entrevue, les yeux parfois rougis, il dévoile la lourdeur de ce qu’il a vécu cette année-là.

Une pelure à la fois, tout s’est mis en place pour écraser ses épaules d’un poids de 2000 livres. Le tourbillon d’activités qui motivait jusque-là l’entrepreneur est devenu un poids, mû notamment par le mécontentement de quelques citoyens. Les longues heures de travail et de présence au sein de diverses organisations sont devenues « un horaire surchargé ». Puis, des épreuves du passé ont ressurgi. « La dépression est la résultante de l’accumulation d’un paquet d’éléments, constate Jacques Viens. Elle cache souvent bien d’autres choses. »

L’homme de 57 ans, bien aujourd’hui dans son quotidien de semi-retraité qui adore le camping, analyse dans le détail les éléments déclencheurs de sa torpeur. « J’ai fait une dépression majeure, avoue-t-il. Ça a duré un an et demi. J’avais 3 entreprises, 40 employés, un chiffre d’affaires de 6 millions. J’ai été en politique. J’étais sur différents comités. Et paf ! ça m’a sauté en pleine face. »

On parle de plus en plus de la détresse des employés, du bonheur recherché au travail. Mais qu’en est-il du bien-être de celui ou celle qui dirige la PME ? En quatre mots : il est souvent seul. « Je m’arrangeais pour que mes employés soient en équilibre, mais je me négligeais. Je me suis ignoré. »

Et cette pression qu’on se donne quand on se dit que 40 salariés, c’est 40 hypothèques à payer… 

Ce fut difficile à dire que j’étais en dépression, car on est vu comme le pilier, l’homme fort, celui qui dit qu’on tourne à gauche ou à droite. Un chef n’a pas le droit d’être faible, tout comme un policier ou un pompier. Tellement de gens s’appuient sur nous.

Jacques Viens

Dans le cas précis de Jacques Viens, il y avait aussi ce fort sentiment d’attachement à son bébé, né en 1994 (vendu à Artopex au début de 2019). « Quand on s’incorpore, on enregistre une personne morale, dit-il. Elle a les mêmes droits, règles à suivre et obligations qu’une personne. Il faut payer des impôts, avoir des permis, se plier aux lois. Il faut bien l’encadrer pour qu’elle se développe. »

Fuite en avant

Et si, en 2006, il n’y avait eu que les aléas de l’agrandissement de l’usine… Au même moment, l’entrepreneur a dû répondre à des questions de plus en plus insistantes de son épouse, qui travaillait aussi chez Can-Bec. Des questions sur son orientation sexuelle. « Ma femme a eu des doutes, dévoile Jacques Viens. Elle a fini par me confronter et j’ai nié jusqu’à en tomber malade. C’était fou. Les idées suicidaires sont arrivées. Et je devais rentrer au bureau quand même. »

Jacques Viens a aujourd’hui une certitude : tous ces engagements, tout ce travail, c’était une fuite en avant. 

Ça m’a frappé de plein fouet. Mais l’épuisement total m’a mené à voir qui j’étais.

Jacques Viens

Il a alors pris plusieurs décisions. Il a consulté une psychologue, a joint l’Association des pères gais de Montréal. Il a tenu à continuer de travailler, mais moins. « Un chef d’entreprise doit rentrer signer les chèques », résume Jacques Viens. Au compte-gouttes, il a dévoilé sa dépression et son orientation à des proches et des gens au travail. « C’est la force de l’entrepreneur de retomber sur ses pattes, juge-t-il. L’entreprise ne peut pas bien aller si le chef ne va pas bien. Après chaque aveu, c’était 2000 livres que j’enlevais de mes épaules. J’ai pris plus de temps pour moi. J’ai lâché presque tous les C.A. »

Jacques Viens a par ailleurs fait confiance à ses employés. « Des gens dans l’entreprise se sont démarqués, ont pris leur place, constate-t-il. Ça m’a mené à voir le potentiel autour de moi. »

Alors que d’autres auraient changé de chemin sans se retourner, il n’était aucunement question pour lui de quitter Saint-Paul-d’Abbotsford. C’est dans son patelin qu’il a vécu sa sortie du placard. « Ce fut tellement mieux pour la suite. J’ai gardé tout mon cercle d’amis et je m’en suis fait un nouveau. En jouant franc jeu, j’ai eu des appuis. Me confier a fait en sorte qu’on m’a accordé de la confiance. Au fond, ce n’est pas vrai qu’un chef est un poteau qui ne plie jamais. »