Le prochain patron de Bell dirigera l’entreprise à partir de Toronto, mais il est bilingue et a grandi à Longueuil. Sera-t-il plus présent au Québec que son prédécesseur George Cope ? Portrait de Mirko Bibic, rare avocat à diriger une entreprise de la taille de Bell au Canada.

Un revers de 3 milliards

Il était diplômé de la faculté de droit la plus prestigieuse du pays. Il avait été associé directeur d’une grande firme d’avocats à 36 ans. Il avait une réputation impeccable auprès de ses pairs.

En octobre 2012, Mirko Bibic avait connu peu d’échecs dans sa carrière d’avocat.

Mais à ce moment-là, le premier de classe en a subi un de taille : un revers de 3,38 milliards de dollars.

Après presque un an de négociations et d’audiences publiques, Bell s’est fait dire le « non » le plus retentissant de l’histoire de l’industrie du divertissement au pays. Le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) et le Bureau de la concurrence ont tous deux interdit à Bell d’acheter Astral Media. Les deux parties s’étaient entendues pour 3,38 milliards, la plus importante acquisition de l’histoire de la télé au pays.

Et c’est Mirko Bibic – prononcer bibik – qui avait comme mission de convaincre les autorités réglementaires pour le compte de Bell. En vain.

« C’est lui qui a pris le dossier en charge pour Bell, c’était sa stratégie. Ç’a été très dur pour lui. Mais je me rappelle que tout de suite après la décision, il était déjà en train de trouver des solutions. On a décortiqué la décision, et il a été très créatif », se rappelle Jacques Parisien, qui était numéro deux chez Astral au moment de la transaction.

La suite est connue – et a modifié le paysage du divertissement au Québec. Bell a présenté une deuxième transaction au CRTC et au Bureau de la concurrence : Bell achetait Astral, mais acceptait de se défaire de 13 de ses 25 chaînes télé. Cette fois-ci, en juin 2013, le CRTC a dit oui.

D’autres avocats auraient été mis sur les lignes de côté en de pareilles circonstances. Mirko Bibic a plutôt transformé ce dossier en sa plus grande victoire chez Bell. Plus que jamais, il a gagné la confiance du PDG George Cope.

« Mirko a gagné sur toute la ligne. Des backbenchers qui pensaient qu’il ne passerait pas à travers, on en a entendu un et un autre. Mais le résultat final, c’est qu’il a livré », dit Jacques Parisien.

Au point où, six ans plus tard, il a été choisi pour devenir le prochain président et chef de la direction de Bell.

Le prodige du droit

PHOTO RYAN REMIORZ, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

George Cope, PDG de Bell, Mirko Bibic, alors chef des affaires juridiques et réglementaires de l’entreprise, et Ian Greenberg, PDG d’Astral Media, lors d’une audience devant le CRTC en mai 2013

Stikeman Elliott est l’une des firmes d’avocats les plus prestigieuses du pays. Ses bureaux regorgent de jeunes recrues brillantes et ambitieuses.

En 2003, Mirko Bibic est nommé associé directeur du bureau d’Ottawa de Stikeman Elliott (« Stike pour les intimes »). Il y travaille depuis sa sortie de la faculté de droit. Chez Stike, les associés directeurs sont généralement âgés dans la cinquantaine ou la soixantaine. Les plus jeunes ont la fin quarantaine.

Mirko Bibic, lui, avait 36 ans.

Les gens avaient confiance en lui, il faisait le consensus autour de lui.

Paul Collins, ami de Mirko Bibic, associé chez Stikeman Elliott à Toronto

Né à Montréal d’un père d’origine serbe et d’une mère d’origine française, Mirko Bibic grandit à Longueuil. Famille de classe moyenne, école secondaire publique du quartier. Après son bac en commerce à McGill, il déménage en 1989 pour étudier le droit dans la plus prestigieuse faculté du pays, celle de l’Université de Toronto.

Son bac de droit en poche, il arrive au bureau de Stikeman Elliott à Ottawa en 1994. Pourquoi Ottawa ? Personne chez Stikeman ne s’en souvient aujourd’hui (et Mirko Bibic a décliné notre demande d’entrevue pour ce portrait). Par contre, sa réputation est encore légendaire chez Stike. « Il a eu un départ fulgurant, c’était une supervedette », dit Jean Marc Huot, un associé de Stikeman Elliott à Montréal qui a travaillé avec lui sur plusieurs dossiers dans les années 90 et 2000 (Me Huot compte Bell parmi ses clients).

Polyvalence

Bien sûr, Mirko Bibic est un avocat doué. Mais ce n’est pas ce qui le distingue dans ce bureau rempli d’avocats brillants. C’est plutôt sa capacité à écouter, ses talents de rassembleur, sa compréhension du monde des affaires et sa vision à long terme. Bref, il ne pense pas tout à fait comme un avocat. « Il était capable de focaliser sur les aspects stratégiques et de voir où tout ça mènera », dit son ex-collègue Jean Marc Huot.

Déjà, il se démarque par sa polyvalence, une autre qualité qui lui servira dans son prochain emploi comme PDG de Bell. Chez Stikeman Elliott, il partage sa pratique entre le droit de la propriété intellectuelle, le droit de la concurrence, le droit réglementaire et le litige. Ses plus grands clients sont Air Canada et le CN (Bell est un client, mais pas un client majeur). Il est notamment au cœur de l’achat de Canadian Airlines par Air Canada en 1999.

En 2004, il part rejoindre son mentor, Lawson Hunter, qui a quitté Stikeman Elliott pour devenir vice-président des affaires corporatives chez Bell. Mirko Bibic fait alors une forte impression au grand patron Michael Sabia. « J’étais convaincu que Mirko avait beaucoup de potentiel sur le plan des affaires. On a vu immédiatement son grand potentiel », se souvient Michael Sabia, qui a été PDG de Bell de 2002 à 2008 avant de prendre les rênes de la Caisse de dépôt et placement du Québec en 2009.

« Mirko, c’est un vrai »

Chez Bell, Mirko Bibic commence comme vice-président responsable des affaires réglementaires. On lui ajoute les relations gouvernementales en 2008. Quand son mentor Lawson Hunter part de chez Bell en 2012, c’est lui qui devient l’avocat en chef de l’entreprise. « Quand je suis parti, j’ai dit à George [Cope] : “Mirko, c’est un vrai, et tu dois lui donner une chance de démontrer ses capacités sur le plan des affaires” », dit Lawson Hunter. Son protégé obtient cette chance en 2015, quand on ajoute le développement des affaires à ses responsabilités déjà imposantes.

Depuis 2012, c’est lui qui a le mandat de conclure les acquisitions de Bell. Et ces années sont fastes en matière d’acquisitions majeures : 3,38 milliards pour Astral Media en 2012, ce qui permet à Bell de concurrencer Québecor au petit écran québécois ; 1,07 milliard pour MLSE, le conglomérat sportif torontois qui possède les Maple Leafs et les Raptors (Bell l’a acheté avec son concurrent Rogers) ; 3,9 milliards pour Manitoba Telecom Services (MTS) en 2017. Cette année-là, Mirko Bibic remporte le prix du meilleur avocat en entreprise au Canada.

Puis, en 2018, le plan de succession de BCE (Bell Canada Enterprises) est annoncé : Mirko Bibic devient chef de l’exploitation, numéro deux derrière George Cope qui a déjà 10 ans au compteur comme grand patron. BCE n’a pas eu de chef de l’exploitation depuis 2008, quand Cope, alors chef de l’exploitation, a succédé à Michael Sabia comme PDG. Dans le petit milieu des télécoms, tout le monde lit entre les lignes : pour Mirko Bibic, ce n’est pas tant une promotion qu’une audition pour le poste de PDG.

L’audition

En juin dernier, le PDG de Bell, George Cope, célèbre le championnat de la NBA sur le parquet de basket avec Kawhi Leonard et les autres joueurs des Raptors – BCE est copropriétaire de l’équipe. George Cope sait aussi déjà qu’il s’agit de son dernier championnat sportif comme dirigeant de BCE. Quelques jours plus tard, l’entreprise annonce qu’il quitte le fauteuil de PDG qu’il occupe depuis une décennie. Et que Mirko Bibic lui succédera en janvier.

L’avocat au sens des affaires a passé son audition.

« Le choix de Mirko était unanime pour le conseil d’administration de Bell. Tout le monde est convaincu que c’est la personne qui dirigera Bell pour plusieurs années », dit Calin Rovinescu, le grand patron d’Air Canada qui siège au conseil d’administration de BCE.

Calin Rovinescu a connu Mirko Bibic bien avant de voir son curriculum vitæ lors des rencontres du C.A. de BCE. Ex-avocats de Stikeman Elliott, les deux hommes ont travaillé ensemble sur plusieurs dossiers. « C’est une personne très intelligente, avec un jugement impeccable et il s’entend très bien avec les gens. Il travaille pour le consensus, il écoute et prend en compte les opinions des autres », dit Calin Rovinescu.

À première vue, l’ascension de Mirko Bibic à la tête de BCE peut causer la surprise. Avec raison : peu d’avocats de carrière ont dirigé une aussi grande société que Bell dans l’histoire du pays.

Selon moi, il y a deux catégories d’avocats : des avocats qui ont un bon jugement d’affaires et des avocats qui sont très bons, mais qui sont spécialisés pour leur jugement juridique. C’était évident rapidement que Mirko connaissait bien les affaires.

Michael Sabia, ex-PDG de Bell et dirigeant actuel de la Caisse de dépôt et placement du Québec

D’ailleurs, depuis quatre ans, Mirko Bibic n’est plus vraiment un avocat chez Bell, même s’il a conservé les responsabilités du service juridique. « Il est maintenant un gars d’affaires », dit son mentor Lawson Hunter, qui est retourné comme avocat-conseil chez Stikeman Elliott depuis son départ chez Bell en 2012.

Longueur d’avance

À l’interne, Mirko Bibic avait de toute évidence une longueur d’avance pour succéder à George Cope comme PDG. Pendant une bonne partie de l’ère Cope, c’est Wade Oosterman qui agissait à titre de numéro deux de facto chez BCE. Oosterman est un ami de longue date de George Cope. Sauf qu’il était évident aux yeux des observateurs qu’Oosterman ne succéderait pas à son grand ami.

D’autres hauts dirigeants de BCE comme Blaik Kirby (Bell Mobilité) et Tom Little (Bell Marchés d’affaires) sont très respectés, sauf qu’ils sont des spécialistes au sein de leur division. À travers les affaires réglementaires, Mirko Bibic a mis son nez dans tous les grands dossiers de l’entreprise. Il avait une vue d’ensemble comme personne d’autre parmi les candidats à la succession de George Cope.

L’autre option pour BCE aurait été de recruter son prochain PDG à l’externe – une option qui peut être plus risquée si la personne ne connaît pas la culture de l’entreprise. BCE a plutôt choisi son fidèle avocat depuis 10 ans, qui connaît l’entreprise de fond en comble et qui a négocié l’acquisition de plusieurs actifs d’envergure. De plus, Mirko Bibic a seulement 52 ans, il est parfaitement bilingue et il connaît bien le Québec. « C’est le bon gars au bon moment, dit Jacques Parisien, ex-numéro deux d’Astral et ex-président de Bell au Québec. Il sera un bon chef d’orchestre. »

Un chef d’orchestre bien rémunéré. En 2018, Mirko Bibic a obtenu une rémunération totale de 4,1 millions de dollars comme chef de l’exploitation de Bell. Son patron George Cope a gagné 12 millions comme PDG.

Dur, mais juste

Sympathique. Dur. Juste. Trois adjectifs qui reviennent souvent pour décrire Mirko Bibic.

« C’est un homme très agréable, sympathique, avec beaucoup d’empathie. Bell est une grosse machine, mais il demeurait humain et essayait de trouver des solutions », dit Jacques Parisien, l’ex-numéro deux d’Astral qui a négocié avec lui la transaction Bell-Astral et qui a été président de Bell au Québec en 2013 avant de partir après six mois.

« Mirko possède quelque chose d’intangible qui s’appelle le leadership, dit l’ex-PDG de Bell Michael Sabia. Il est capable de rallier les gens et les équipes. Il comprend bien comment travailler avec un esprit d’équipe. »

« Tout le monde aime Mirko », résume son mentor Lawson Hunter.

Tout le monde sans exception ? Ça reste à voir. Pendant des années, Mirko Bibic était celui qui défendait les intérêts de Bell devant le CRTC. Encore au printemps dernier, dans le litige avec TVA Sports, c’est lui qui donnait la réplique au PDG de Québecor, Pierre Karl Péladeau, dans une ambiance où la tension et la rivalité entre les deux entreprises étaient palpables.

Au CRTC, les dossiers sont complexes, les débats, parfois houleux. Bell est un ancien monopole et le plus important conglomérat médias/télécoms du pays. Dans l’univers de la réglementation des télécoms, c’est l’équivalent d’avoir deux prises contre soi dans plusieurs dossiers.

Et pourtant, l’ancien président du CRTC Konrad von Finckenstein n’a que de bons mots au sujet de Mirko Bibic. « J’ai apprécié nos débats intellectuels. Il avait de la substance intellectuelle et il argumentait sur les faits. Il était un dur négociateur, mais un négociateur honnête », dit M. von Finckenstein, qui a présidé le CRTC de 2007 à 2012. En raison de plusieurs dossiers complexes, les relations de Bell avec le CRTC deviendront plus tendues avec son successeur Jean-Pierre Blais, qui a présidé l’organisme réglementaire de 2012 à 2017. (M. Blais a décliné notre demande d’entrevue.)

« Candidat parfait »

Presque tout le monde aime donc Mirko Bibic. Mais ne vous méprenez pas : c’est un négociateur chevronné qui peut être très dur, mais juste. « Il n’est pas seulement un gars sympathique, il est capable d’être décisif. Il est dur, mais honnête. C’est le complete package », dit son mentor Lawson Hunter.

Le « candidat parfait » (complete package). C’est aussi une expression qui revient souvent au fil des conversations à propos de Mirko Bibic. Avec son mentor Lawson Hunter. Avec son grand ami Paul Collins. « Il est très brillant, mais beaucoup de gens très brillants ont un gros ego, dit Paul Collins. Pas Mirko. Il n’a pas changé au fil des années, il est quelqu’un de modeste. Il a toujours été franc [straight shooter]. »

Pour le nouveau PDG de Bell, les affaires sont les affaires. Même avec son ami Paul Collins, l’un des avocats d’Astral lors de la transaction avec Bell en 2012. Les deux grands amis (« Mirko est comme un frère pour moi », dit Paul Collins) se sont alors retrouvés chacun d’un côté de la table de négociations. « Il n’a pas d’ego, mais ça ne veut pas dire qu’il n’est pas un dur négociateur », se rappelle Paul Collins en riant.

Un PDG du Québec ?

Mirko Bibic est né à Montréal, a grandi à Longueuil, a vécu au Québec jusqu’à la fin de ses études à l’Université McGill, à l’âge de 22 ans. Chez Stikeman Elliott comme chez Bell, il passait régulièrement à Montréal pour affaires.

Comme PDG de Bell, il sera toutefois établi à Toronto, comme l’était le Torontois George Cope.

Avant George Cope, les deux PDG précédents de Bell, Michael Sabia et Jean Monty, étaient établis à Montréal, où est situé le siège social de l’entreprise.

Durant les années de Michael Sabia, environ la moitié de la haute direction de Bell était à Montréal et l’autre moitié, à Toronto. Sous George Cope, le pouvoir décisionnel de la haute direction a migré vers Toronto. Actuellement, 11 des 13 plus hauts dirigeants de Bell sont situés à Toronto, une dirigeante (Martine Turcotte, présidente de Bell au Québec) est à Montréal et un autre dirigeant est à Halifax.

Mirko est né et a été élevé à Montréal. Pour Bell, c’est une très bonne chose, car il va passer beaucoup de temps ici [au Québec]. Il s’intéresse aux affaires du Québec.

Calin Rovinescu, membre du C.A. de Bell

Est-ce à dire que sous Mirko Bibic, davantage de hauts dirigeants de Bell pourraient être situés au Québec ? Michael Sabia prend une pause avant de répondre. « De façon profonde, Mirko est un Montréalais, il est bilingue, il comprend le Québec et la culture québécoise. Bell est une société où c’est nécessaire de comprendre les deux côtés de la médaille canadienne. […] Mirko est capable d’équilibrer ces deux mondes. Qu’est-ce qu’il va décider sur l’organisation ? Je ne suis évidemment pas au courant de ses réflexions. Avec Mirko, Bell aura un PDG qui est bien capable de comprendre ces deux réalités. »

De gros souliers à chausser

Quand un PDG arrive en poste, il doit souvent se battre contre le fantôme de son prédécesseur. Au Québec, Mirko Bibic n’aura pas trop de difficulté : George Cope, qui ne parle pas le français, n’était pas vraiment présent sur la place publique au Québec.

À Toronto, c’est autre chose. L’un des PDG les plus connus au Canada anglais, George Cope quitte son poste au sommet de sa notoriété à Bay Street. Le titre de BCE a gagné 15,8 % depuis un an, la meilleure performance parmi le Big 3 des télécoms (Rogers : 9,3 % ; Telus : 5,7 %). Durant les 10 dernières années, le titre de BCE s’est apprécié en moyenne de 15,3 % par an (Rogers : 13,3 % par an ; Telus : 17,1 % par an)*

Mirko Bibic aura donc de gros souliers à chausser. « Littéralement, dans le cas de George [qui mesure 6 pi 7 po] ! blague Michael Sabia. Mirko va prendre son propre rythme et sa place. Il a un esprit très agile, il n’est pas quelqu’un qui hésite beaucoup, il est capable de prendre des décisions. »

Les défis – et les occasions de prendre des décisions – ne manqueront pas. Réseau sans fil 5G, concurrence des géants internationaux comme Netflix, Google et Facebook, débats sur la vie privée et les données, réforme des lois sur les télécoms, voilà autant de dossiers qui l’attendront sur son nouveau bureau en janvier 2020.

« Selon ma perspective, qui est moins celle d’un ancien PDG de Bell mais davantage celle d’un investisseur, il y a trois éléments qui vont déterminer l’avenir des sociétés de télécoms dans le monde, dit Michael Sabia. Gérer la vitesse des changements technologiques. On se retrouve aussi au début d’une ère où les gouvernements et les régulateurs vont devenir de plus en plus importants à cause des questions de concurrence et de protection des renseignements personnels. Et finalement, la question du service à la clientèle reste indispensable. » * Ce sont les rendements des titres au 29 juillet 2019, en incluant les dividendes.