Que font les grands industriels de la viande comme Maple Leaf et Tyson devant la montée en flèche du flexitarisme et du végétarisme ? Contrairement à Kodak, qui n’a pas réagi rapidement quand les consommateurs se sont tournés vers la photo numérique, ils investissent des millions pour créer leurs propres recettes sans viande.

Bien connue pour ses saucisses à hot-dog et son bacon, Maple Leaf a annoncé en avril la construction d’une usine de protéines d’origine végétale de 310 millions US à Shelbyville, en Indiana. Il s’agira « de la plus grande usine [230 000 pi2] et de l’investissement le plus important du genre en Amérique du Nord », a-t-on fait valoir.

L’établissement produira du tempeh, des simili-saucisses fumées, des simili-saucisses ainsi que des aliments crus (pour les crudivores).

Fait peu connu des consommateurs, l’entreprise torontoise est déjà présente dans le marché végétal. En 2017, elle a acquis Lightlife Foods, au Massachusetts (140 millions), et Field Roast Grain Meat Company, dans l’État de Washington (120 millions).

« En 12 mois, Maple Leaf s’est offert 50 % des parts de marché aux États-Unis du créneau en forte croissance de la protéine végétale réfrigérée », avait alors écrit The Hamilton Spectator.

Les galettes de faux bœuf haché Lightlife sont vendues dans les supermarchés du Québec depuis le mois de mai. Les saucisses végétariennes et le « fauxmage » Field Roast sont aussi distribués dans la province.

Maple Leaf rappelle que ses « racines sont la viande et la volaille » et qu’elles « le resteront toujours », mais ajoute être « convaincue que les protéines végétales représenteront une part de plus en plus importante de [ses] activités », nous a écrit la vice-présidente aux communications, Janet Riley.

Ce point de vue ravit tant la firme de services financiers Canaccord Genuity qu’elle a qualifié cette semaine Maple Leaf d’« investissement responsable irrésistible » et suggéré l’achat de ses actions.

1 milliard de plus pour Tyson ?

Le géant de l’agroalimentaire Tyson (revenus annuels de 41 milliards US) a annoncé en juin la création d’une nouvelle marque spécialisée dans les protéines végétales appelée Raised & Rooted. Celle-ci offrira notamment des galettes composées de bœuf Angus (pour moitié) et de protéine végétale (à base de pois), des croquettes de faux poulet (faites de pois et de bambou) et une série d’autres aliments hybrides.

Leur entrée sur le marché est prévue dans les prochains mois. Tyson vise à la fois les supermarchés et les restaurateurs.

L’entreprise, qui possède 25 marques, a aussi élargi sa gamme d’aliments Aidells en y ajoutant des saucisses et des galettes composées en partie de légumes et de grains anciens. « Nous comptons devenir un leader du marché des protéines alternatives, qui connaît une croissance dans les deux chiffres et qui pourrait un jour représenter 1 milliard de dollars pour notre société », a récemment déclaré le président de Tyson, Noel White.

Sur son blogue, l’entreprise place la protéine végétale au sommet des tendances alimentaires du moment. « À mesure que ces nouveaux produits prolifèrent, ils vont se généraliser, devenant un pilier des menus, que ce soit à la maison ou au restaurant », y lit-on.

Le géant a déjà possédé 5 % des actions de sa rivale Beyond Meat, mais les a vendues au printemps en raison des tensions grandissantes entre les deux entreprises depuis que Tyson a annoncé qu’elle construirait sa propre usine de fausse viande, selon Reuters.

« La création de la marque Raised & Rooted est un excellent exemple de la capacité de Tyson à voir grand et à aller vite, en tirant parti de son infrastructure existante », a déclaré Justin Whitmore, vice-président directeur de l’entreprise.

L’inverse de Kodak

Doit-on s’étonner qu’une entreprise investisse des centaines de millions dans une gamme de produits qui entre directement en concurrence avec ceux de son offre traditionnelle ?

Expert en distribution alimentaire à l’Université Dalhousie, Sylvain Charlebois n’est pas surpris. Mais, et c’est un gros « mais » : 

En 20 ans, je n’ai jamais vu une filière changer aussi vite. Les grands stratèges des entreprises savent que ce n’est pas juste un mouvement de surface, mais de fond.

Sylvain Charlebois, professeur à l’Université Dalhousie

Les investissements des géants de la viande dans l’univers végétal constituent donc une « répartition du risque » judicieuse, selon lui.

Le professeur Louis Hébert, du département de management de HEC Montréal, ne croit pas que les stratégies de Tyson et de Maple Leaf soient hors norme. « Un des principes en stratégie, c’est que, parfois, l’une des meilleures façons de composer avec l’avenir, c’est de le créer soi-même », dit-il.

Cela dit, il reconnaît les efforts accomplis par leurs dirigeants pour penser en dehors du cadre habituel. Ce qui est moins évident qu’il n’y paraît. « C’est beaucoup plus difficile de changer les mentalités que les produits », rappelle-t-il. C’est ce qui explique que certaines entreprises ne réagissent pas assez vite aux nouvelles tendances, parfois avec des conséquences désastreuses, comme ce fut le cas chez Kodak.

« Ils se voient comme des entreprises de protéines, sans discrimination », résume Sylvain Charlebois. De fait, Maple Leaf affirme chercher à « produire les types de protéines de haute qualité que les consommateurs veulent, qu’elles soient à base de plantes ou d’animaux », affirme sa vice-présidente aux communications.

Les géants de la viande ont par ailleurs des avantages concurrentiels indéniables par rapport aux nouveaux petits acteurs qui fabriquent de la fausse viande ou d’autres aliments à base de végétaux, fait valoir Louis Hébert. 

Ils ont de grands moyens financiers, des compétences en R et D et en marketing. Les petites compagnies manquent de tout.

Louis Hébert, professeur à HEC Montréal

Impossible Food

À lui seul, le site d’Impossible Food, aux États-Unis, démontre bien l’engouement monstre pour les galettes de faux bœuf haché qui stimule les géants de la vraie viande.

L’entreprise, qui approvisionne notamment un certain nombre de restaurants Burger King en galettes végétariennes, affirme que la demande pour son produit est « à un sommet historique » et jure qu’elle fait son possible pour accroître sa production « rapidement ».

Son site inclut une section assez inusitée appelée « Supply Update » dans laquelle on précise travailler « jour et nuit pour fabriquer un maximum de burgers Impossible ». L’entreprise fournit même en ligne aux restaurateurs une étiquette « Sold Out » qu’ils peuvent mettre sur leur menu !

D’autres investissements dans le végétal

McCain

Le 9 juillet, le géant de la pomme de terre frite McCain Foods a annoncé avoir investi 7 millions US (avec d’autres partenaires) dans l’entreprise d’un jeune homme de 19 ans qui affirme avoir mis sur le marché « la pépite de poulet à base de plantes la plus avancée jamais conçue ». Les Nuggs (faites de protéine de pois texturée) peuvent être achetées en ligne et livrées par FedEx en deux jours, précise le site web de l’entreprise, qui ne manque pas d’humour.

Roquette

Roquette, une entreprise privée française, a annoncé en 2017 qu’elle construirait la plus grande usine de transformation de pois du monde, à Portage la Prairie, dans le sud-ouest du Manitoba. Les coûts étaient alors évalués à 400 millions. Roquette a choisi le Manitoba en raison de l’accès aux sources d’énergie renouvelable et à la matière première. Aux dernières nouvelles, l’usine doit être opérationnelle au quatrième trimestre de 2020 plutôt que cette année, comme prévu initialement.

James Cameron

Le réalisateur James Cameron et sa femme, Suzy Amis, ont annoncé en 2017 la création de l’entreprise Verdient Foods et l’inauguration d’une nouvelle usine de protéine de pois à Vanscoy, en Saskatchewan. Il devait s’agir, à ce moment-là, de la plus vaste usine du genre en Amérique du Nord. « Des projets d’augmentation de la capacité de production sont déjà en cours, de sorte que les volumes de production devraient dépasser 160 000 tonnes métriques », peut-on lire sur le site web de l’entreprise, qui n’a pas répondu à nos courriels.