Par un beau mercredi ensoleillé de mars, Neil Bruce expliquait pourquoi SNC-Lavalin méritait d’obtenir un accord de réparation après avoir été accusée de corruption dans le cadre de contrats réalisés en Libye.

Après avoir passé six semaines dans la tourmente politique en raison de la pression qu’auraient exercée des hauts responsables du gouvernement libéral pour tenter d’écarter d’éventuelles poursuites pénales pour SNC, le grand patron de la plus célèbre entreprise d’ingénierie du Canada lançait une offensive de presse.

Accompagné d’une équipe de relations publiques dans une salle de conférence du centre-ville de Toronto, M. Bruce a partagé des données internes sur l’utilisation d’accords de réparation par les rivales de SNC-Lavalin afin d’illustrer le désavantage concurrentiel auquel son entreprise est confrontée.

« Nous avons calculé qu’environ 75 % de ces concurrents américains et européens ont conclu des accords de réparation dans leur propre pays d’accueil et sont libres de travailler au Canada », a ainsi souligné M. Bruce à La Presse canadienne le 20 mars.

Lorsque questionnée au sujet de cette affirmation — faite à au moins une autre entreprise médiatique —, SNC-Lavalin a indiqué à La Presse canadienne qu’elle ne détenait pas une liste exhaustive des concurrents ayant conclu de tels accords. La firme n’a pas expliqué comment elle en était arrivée à cette proportion de 75 %.

La Presse canadienne a analysé les chiffres relatifs aux règlements d’entreprise à partir de deux bases de données et a constaté que seulement quelques-unes des rivales de SNC-Lavalin ou de leurs filiales avaient obtenu des accords de réparation. Aux États-Unis et au Royaume-Uni, parmi les 16 principaux concurrents de SNC-Lavalin répertoriés dans sa notice annuelle de 2018, un seul a bénéficié d’un accord de réparation, selon des bases de données remontant jusqu’à 1992.

Aux États-Unis, des 216 accords de réparation et accords de non-poursuite — similaires, mais plus indulgents — accordés depuis 2014, seulement huit ont été accordés à des entreprises de construction ou de conception, et seulement trois d’entre elles se qualifiaient de joueurs mondiaux, selon les données figurant dans les rapports annuels du cabinet d’avocats Gibson, Dunn & Crutcher.

Le Royaume-Uni n’a accordé que quatre accords de réparation depuis l’adoption de la loi en 2013, selon les archives du cabinet d’avocats Fieldfisher.

« La plupart des activités dans les accords de réparation sont extrêmement récentes, a observé Jennifer Quaid, professeure de droit pénal à l’Université d’Ottawa. Il n’y a pas nécessairement une longue tradition de tenir les sociétés criminellement responsables dans plusieurs juridictions européennes. »

Interrogée sur l’écart entre les chiffres, SNC-Lavalin a confirmé ses données.

« SNC-Lavalin a effectué des recherches internes sur le sujet et a calculé qu’environ 75 % de ses rivales avaient conclu des accords de réparation dans leurs pays hôtes », a affirmé le porte-parole, Nicolas Ryan, dans un courriel.

Encourager la divulgation volontaire d’inconduite

Bien qu’aucun des 16 concurrents de SNC-Lavalin ne semble avoir obtenu d’accord de réparation aux États-Unis ou au Royaume-Uni au cours des cinq dernières années, quelques-unes de leurs filiales en ont obtenu, et plusieurs rivales ont accepté des ententes avant 2014.

En 2012, Marubeni, établie à Tokyo, a accepté de payer 54,6 millions US dans le cadre d’un accord de réparation lié à sa participation à un stratagème visant à corrompre des représentants du gouvernement nigérian depuis une décennie, selon le département américain de la Justice.

La société d’ingénierie montréalaise WSP Global a acheté Louis Berger en 2018, trois ans après que cette entreprise eut versé 17,1 millions US pour régler des accusations selon lesquelles elle aurait corrompu certains responsables en Inde, en Indonésie, au Vietnam et au Koweït.

Tishman Construction, racheté par Aecom en 2010, a accepté en 2015 un accord de réparation de 20,2 millions US lié à un stratagème de surfacturation remontant à 1999. De plus, WS Atkins, rachetée par SNC-Lavalin en 2017, avait acquis une filiale sept ans plus tôt, qui avait elle aussi conclu un accord de réparation de 3,4 millions US, à la suite d’allégations de corruption de responsables qatariens en 2009.

En 2008, l’entreprise de construction britannique Balfour Beatty a admis des « irrégularités de paiement » et a allongé une pénalité de 2,25 millions de livres à la suite d’une enquête de corruption menée par le Serious Fraud Office du Royaume-Uni, ce qui lui a permis d’éviter des accusations. Au lieu de cela, elle a obtenu une négociation de peine qui, contrairement à un accord de réparation, implique un aveu de culpabilité, ainsi que les interdictions d’appels d’offres et les peines plus lourdes qui peuvent en découler.

L’objectif d’un accord de réparation est d’encourager la divulgation volontaire d’inconduite criminelle qui pourrait autrement passer inaperçue sous le radar des autorités réglementaires. En concluant un tel accord, une entreprise évite les poursuites tout en assumant la responsabilité d’infractions telles que la fraude ou la corruption d’agents étrangers. Elle accepte aussi des conditions telles que la refonte de son conseil d’administration et de sa direction, l’adoption d’un programme de conformité et l’acceptation d’une surveillance par une tierce partie.

Les accords de réparation ont également pour objectif de réduire les coûts et le temps dont disposent les enquêteurs dans ce qui peut être une longue et exhaustive enquête criminelle menée par des bureaux gouvernementaux à court d’argent.

« Le gros problème qui inquiète les entreprises est la stigmatisation. Elles n’aiment pas être considérées comme des entreprises criminelles, car cela affecte leurs ventes et leur réputation publique », a observé Russell Mokhiber, journaliste et auteur spécialisé dans les crimes d’entreprises.

Une question de taille

La différence entre les entreprises qui obtiennent un règlement négocié et celles qui n’en obtiennent pas réside souvent dans leur taille, a noté Susan Hawley, directrice des politiques chez Corruption Watch, une organisation à but non lucratif basée à Londres.

« Les grandes entreprises ont tendance à s’en tirer avec les accords de réparation et les petites entreprises sont poursuivies pénalement », a-t-elle expliqué.

Elle a évoqué le cas de Rolls-Royce, avec laquelle les procureurs du Royaume-Uni ont tenté d’obtenir un accord « pour comportement corrompu s’étendant sur trois décennies », comme l’a expliqué en février le directeur du Serious Fraud Office de l’État. Le règlement n’a été conclu qu’après que Rolls-Royce eut été « démasquée », a souligné Mme Hawley, et non à la suite d’une déclaration volontaire, ce qui a ravivé les réflexions sur cette pratique.

« Parce que les grandes entreprises ont le pouvoir, elles ont le pouvoir d’exiger et de sécuriser ces accords, a fait valoir M. Mokhiber. Vous perdez tellement d’emplois dans l’économie, des actionnaires sont touchés, des employés innocents sont punis, etc. ».