Une autre tuile est tombée sur SNC-Lavalin dans le cadre de ses efforts pour rétablir sa réputation, puisque la firme d'ingénierie, qui souhaite faire tomber les accusations criminelles qui pèsent sur elle depuis 2015, se bute à une porte close du côté d'Ottawa.

Après l'avoir appris la veille, la multinationale établie à Montréal a fait savoir, mercredi, que « pour le moment », le Service des poursuites pénales du Canada (DSPPC) ne l'invitera pas à négocier un accord de réparation - ce qui est maintenant possible grâce à une loi fédérale.

Ces ententes prévoient généralement le paiement d'une amende et une série de conditions à respecter en échange d'un abandon des procédures judiciaires.

« Je suis vraiment surpris. Nous estimions être en bonne position pour mettre cela derrière nous », a laissé tomber le président et chef de la direction de SNC-Lavalin, Neil Bruce, qui n'a pas caché son désaccord ainsi que sa déception au cours d'une entrevue téléphonique avec La Presse canadienne.

Cette nouvelle a provoqué une dégringolade de l'action à la Bourse de Toronto, qui a terminé la séance à 44,86 $, en baisse de 6,99 $, ou 13,48 %. Le titre n'avait pas clôturé sous la barre des 45 $ depuis le début de 2016.

Elle plombe également les efforts déployés par M. Bruce - en poste depuis octobre 2015 - pour tenter de tourner la page sur six années tumultueuses ayant miné la compétitivité de la firme par rapport à ses concurrentes à l'échelle internationale.

Ce dernier plaidait depuis longtemps pour l'instauration de mécanismes similaires à ceux d'autres pays du G7 permettant aux entreprises de régler les affaires de corruption.

« Le Code criminel définit les critères pour les accords de réparation et le DSPPC a déterminé que les critères n'étaient pas respectés », s'est limitée à commenter dans un courriel une porte-parole du DSPPC, Nathalie Houde.

SNC-Lavalin est visée par des accusations de fraude et de corruption déposées en 2015 par la Gendarmerie royale du Canada (GRC) concernant des gestes qui auraient été posés en Libye. La multinationale, qui dit n'avoir rien à se reprocher, a plaidé non coupable.

En vertu d'un accord conclu en 2015 avec Ottawa, la firme d'ingénierie peut néanmoins continuer à soumissionner sur des contrats fédéraux jusqu'à la conclusion des procédures judiciaires.

Au Québec, SNC-Lavalin avait conclu une entente avec sept municipalités, dont Montréal, Laval et Québec, en décembre afin de remettre une somme non précisée dans le cadre du programme de remboursement volontaire.

Encore de l'incertitude

Sans écarter la possibilité d'en appeler de la décision du DSPPC, M. Bruce demeure ouvert à négocier avec les procureurs fédéraux. Il croit toutefois que le processus judiciaire découlant des accusations déposées par la GRC, qui reprendra le 29 octobre, ira jusqu'au bout.

« Cela pourrait représenter encore trois à quatre années d'incertitude, a-t-il dit. Au bout du compte, on parle d'un dossier qui pourrait s'étirer sur 10 ans. Même si rien n'a été prouvé, plus les causes s'étirent, plus les gens ont tendance à penser que les allégations sont fondées. »

Yuri Link, de Cannacord Genuity, a qualifié de « coup dur » la décision du DSPPC, estimant, dans un rapport, qu'il s'agissait de la pire des éventualités.

Selon l'analyste, la direction de SNC-Lavalin et le conseil d'administration devraient envisager divers scénarios, dont une transaction visant à fermer le capital de la société ou une vente pure et simple de la compagnie.

Invité à se prononcer, M. Bruce a plutôt répondu que rien n'allait changer dans la gestion quotidienne des activités de la multinationale.

« Nous évaluons toujours notre stratégie, mais tout demeure normal, a-t-il dit. Nous regrettons seulement de ne pas avoir l'occasion de tirer un trait sur cette affaire. Nous sommes dans la même situation que la semaine dernière. »

Néanmoins, M. Link a abaissé son cours cible pour le titre de SNC-Lavalin, le faisant passer de 73 $ à 61 $. Derek Spronck, de RBC Marchés des capitaux, a fait de même, avec une cible abaissée à 66 $ par rapport à 72 $ auparavant.

Pour sa part, le directeur général de l'Institut sur la gouvernance d'organisations privées et publiques (IGOPP), Michel Nadeau, s'est montré plutôt étonné de la décision des procureurs fédéraux.

« Je pense que dans l'intérêt des entreprises canadiennes présentes à l'international, il faut effacer l'ardoise et permettre à ces compagnies de ne pas traîner un boulet », a-t-il dit lors d'un entretien téléphonique.

Selon M. Nadeau, les employés et les cadres actuels n'ont plus à payer pour les gestes posés par des individus ayant quitté la multinationale depuis maintenant plusieurs années.

Chronologie des pépins judiciaires de SNC-Lavalin

Un consortium dirigé par SNC-Lavalin remporte un contrat de 1,3 milliard pour la construction du nouveau centre hospitalier de l'Université McGill.

Mai 2011 - Les autorités suisses ouvrent une enquête sur Riadh Ben Aissa, vice-président de SNC, qu'elles soupçonnent de corruption, de fraude et de blanchiment d'argent en Afrique du Nord.

Février 2012 - SNC-Lavalin se sépare de Ben Aissa. Dans un communiqué, la société affirme que « tous les employés doivent se conformer à notre code de déontologie et de conduite commerciale », mais elle n'explique pas davantage.

Mars 2012 -Le chef de la direction de SNC-Lavalin, Pierre Duhaime, démissionne soudainement après qu'un examen indépendant eut révélé qu'il a autorisé le versement de paiements totalisant 56 millions à des agents non divulgués, dont 22,5 millions en un seul paiement.

Avril 2012 -Une perquisition de la GRC a lieu dans les bureaux de SNC-Lavalin à Montréal. Selon un document utilisé pour obtenir le mandat de perquisition, la police recherche des informations concernant 160 millions de pots-de-vin qui auraient été versés au fils du dictateur Mouammar Kadhafi, Saadi Kadhafi. Le mandat de perquisition, qui contient des allégations non prouvées, précise que cet argent aurait été versé par Ben Aissa, qui a ensuite nié les allégations.

Avril 2012 - Riadh Ben Aissa, ancien vice-président de SNC, est accusé en Suisse.

Avril 2012 - Deux anciens employés de SNC, Ramesh Shah et Mohammad Ismail, sont accusés d'avoir corrompu un agent public étranger, en raison de la passation d'un contrat de supervision et de conseil pour la construction d'un pont au Bangladesh.

Octobre 2012 -L'Américain Robert Card obtient le poste de président et chef de la direction de SNC-Lavalin.

Novembre 2012 - Pierre Duhaime est accusé en lien avec le contrat pour le Centre universitaire de santé McGill (CUSM). Les accusations allèguent que MM. Duhaime et Ben Aissa ont conspiré pour commettre une fraude et ont produit de faux documents dans le cadre de ce contrat. Les infractions auraient eu lieu entre le 30 avril 2009 et le 31 août 2011. M. Duhaime a plaidé non coupable.

Avril 2013 -La Banque mondiale interdit à une filiale de SNC de soumissionner sur des projets de la Banque mondiale pour une durée de 10 ans en raison de sa faute présumée dans des projets au Bangladesh et au Cambodge.

Juin 2013 -Selon SNC-Lavalin, un projet gazier aux Émirats arabes unis a été utilisé comme couverture pour transférer 13,5 millions à des agents inconnus, une partie des 56 millions de paiements douteux identifiés par la société lors d'une enquête interne en 2012. La société explique que le montant a été faussement attribué au projet alors que l'argent était allé ailleurs. Une autre tranche de 20 millions a également été attribuée à tort à un autre projet que SNC a refusé d'identifier.

Septembre 2013 -La GRC accuse Kevin Wallace, ancien cadre supérieur de SNC-Lavalin, de corruption d'un agent public étranger, en lien avec le contrat de pont au Bangladesh.

Février 2014 -La GRC porte des accusations criminelles contre deux anciens employés de SNC-Lavalin, l'ancien vice-président exécutif Sami Abdallah Bebawi et Stéphane Roy, un ancien vice-président. M. Bebawi est accusé de fraude de plus de 5000 $, en plus d'être visé par deux chefs de blanchiment du produit du crime, quatre chefs de possession de biens criminellement obtenus, et d'être accusé d'avoir soudoyé un agent public étranger. M. Roy est accusé de fraude de plus de 5000 $ ; d'avoir corrompu un agent public étranger ; et d'avoir contrevenu à la loi sur les mesures économiques des Nations unies concernant la Libye. Les infractions auraient eu lieu entre 2001 et 2013.

Août 2014 - Riadh Ben Aissa conclut un accord sur des accusations de blanchiment d'argent, de fraude et de corruption impliquant les activités de SNC en Libye sous le régime de Kadhafi. M. Ben Aissa accepte les accusations dans l'acte d'accusation contre lui en Suisse, ouvrant la voie à son retour au Canada. Selon les autorités suisses, M. Ben Aissa a détourné plus de 120 millions des fonds de SNC-Lavalin.

Septembre 2014 - Stéphane Roy, ancien vice-président de SNC-Lavalin, devient la neuvième personne poursuivie pour fraude présumée de 22,5 millions en lien avec le CUSM. M. Roy affirme qu'il a toujours agi conformément aux ordres de l'entreprise.

Septembre 2014 - M. Bebawi fait face à de nouvelles accusations d'entrave à la justice, pour corruption présumée d'agents publics étrangers entre 2012 et 2014.

Octobre 2014 -Un tribunal suisse accepte un plaidoyer de culpabilité de la part de Riadh Ben Aissa, qui est condamné à trois ans de prison. Il rentre au Canada à la mi-octobre pour faire face à des accusations liées au CUSM.

Février 2015 -La GRC annonce qu'elle porte des accusations découlant des relations commerciales entretenues par la société en Libye. SNC-Lavalin publie une déclaration dans laquelle elle affirme qu'elle plaidera non coupable à ces accusations.

Octobre 2015 -En vertu d'une entente avec Ottawa, SNC-Lavalin obtient le droit de soumissionner sur des contrats fédéraux même si la firme est visée par des accusations criminelles de fraude et de corruption. L'entente est valide jusqu'à la conclusion des procédures judiciaires.

Mai 2016 - Sans y aller d'un aveu de culpabilité, SNC-Lavalin se dit prête à rembourser des sommes d'argent obtenues depuis 20 ans par l'entremise de contrats publics grâce à des manoeuvres frauduleuses. La firme dit vouloir déposer un avis d'intention au Programme de remboursement volontaire (PRV) mis sur pied par Québec.

Décembre 2017 -La multinationale confirme la conclusion d'un règlement final avec sept municipalités afin de remettre une somme non précisée dans le cadre du PRV.

Février 2018 -Le gouvernement Trudeau annonce qu'il compte mettre en place un régime d'accords de poursuite suspendue (APS) en plus de modifier le Régime d'intégrité - qui peut empêcher une entreprise fautive de décrocher des contrats gouvernementaux.

Mai 2018 - SNC-Lavalin règle, pour 110 millions, deux actions collectives déposées en 2012 par des cabinets d'avocats au Québec ainsi qu'en Ontario au nom d'investisseurs qui alléguaient avoir été trompés par la firme à propos de ses activités en Libye.

Juillet 2018 - Riadh Ben Aissa plaide coupable à une accusation réduite d'usage de faux documents. Quinze autres accusations qui pesaient contre lui sont abandonnées. Il écope de 51 mois d'emprisonnement. Stéphane Roy est également acquitté des deux accusations qui pesaient contre lui.

Octobre 2018 -La firme d'ingénierie dévoile qu'elle ne sera pas invitée à négocier un accord de réparation avec les procureurs fédéraux pour le moment.