Le président et chef de la direction de Bombardier (T.BBD.B), Pierre Beaudoin, accuse Boeing et Airbus de faire preuve de «protectionnisme» en menaçant de recourir à des pratiques anticoncurrentielles pour nuire aux ventes de la future gamme d'avions CSeries.

Dans une entrevue accordée à La Presse Canadienne à Davos, en Suisse, où il assistait à la réunion annuelle du Forum économique mondial, la semaine dernière, M. Beaudoin s'est insurgé contre l'intention des deux géants de l'aviation d'imposer à Bombardier le respect d'un carcan qu'ils ont établi conjointement il y a plusieurs années, le «Home Country Rule».

En vertu de cette entente à l'amiable, l'Export-Import Bank des États-Unis s'abstient de garantir le financement des appareils Boeing vendus à des clients européens, tandis que les agences de crédit à l'exportation européennes se gardent de faire de même pour des avions Airbus destinés à des acheteurs américains.

Or, si cette règle était appliquée pour Bombardier, la multinationale québécoise ne pourrait pas offrir la garantie de financement d'Exportation et développement Canada (EDC) aux clients européens et américains des appareils CSeries, qui concurrenceront les plus petits modèles des familles Boeing 737 et Airbus A320.

Par ricochet, les transporteurs canadiens n'auraient plus accès aux garanties de financement américaines et européennes pour l'achat d'avions Boeing et Airbus.

Pierre Beaudoin se dit «inquiet» de cette menace brandie par les deux grands constructeurs. «Airbus et Boeing veulent faire du protectionnisme», affirme-t-il.

«Ils disent 'on va appliquer le Home Country Rule, on ne financera plus d'appareils au Canada - un marché assez petit - à condition que vous ne financiez pas d'appareils aux États-Unis (et en Europe)'. C'est un peu ridicule.»

Le grand patron de Bombardier va jusqu'à dire que l'intention de Boeing et d'Airbus «est contestable du point de vue des lois internationales sur la concurrence».

«Ils ont décidé de s'entendre là-dessus une fois que les deux étaient établis dans chaque région (États-Unis et Europe). C'était commode pour eux et maintenant, pour empêcher de nouveaux joueurs de venir dans le mainline (le marché des grandes lignes aériennes), ils voudraient que cette règle-là s'applique à d'autres.»

«Boeing et Airbus forment un duopole depuis plusieurs années», rappelle Karl Moore, professeur de gestion à l'Université McGill, au cours d'un entretien téléphonique.

«Ils ne veulent pas d'un concurrent, alors ils font tout ce qu'ils peuvent pour ralentir Bombardier. Ils essaient de créer de la peur, de l'incertitude et du doute afin que les transporteurs deviennent nerveux à l'idée d'acheter un appareil de la CSeries», ajoute M. Moore.

OCDE

La question du «Home Country Rule» est distincte du litige entourant le renouvellement de l'Accord sectoriel sur les crédits à l'exportation d'aéronefs civils de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).

Dans ce dossier, Airbus et Boeing déplorent que le Canada ait classé la CSeries avec les jets régionaux (catégorie 2) plutôt qu'avec les avions de plus grande taille (catégorie 1). Selon eux, le financement public autorisé pour les appareils de la catégorie 2 est plus avantageux que pour ceux de la catégorie 1.

Or Bombardier, citant un document officiel de l'OCDE, soutient que le financement permis est désormais équivalent pour les deux catégories, ce qui n'était pas le cas avant 2007. Pour les jets régionaux, le terme de remboursement est plus long, mais le coût de financement est plus élevé, alors que c'est l'inverse pour les avions plus grands.

Lundi et mardi, l'OCDE a tenu une première rencontre à Paris pour tenter de dégager un compromis. L'objectif est d'en arriver à des règles communes pour les deux catégories d'avions. Le Canada et Bombardier se disent d'accord avec la démarche.

«On voudrait qu'il y ait une seule catégorie à des taux de marché, et non pas des taux commandités par les pays, a indiqué Pierre Beaudoin. (...) Je veux faire concurrence avec les mérites de notre appareil.»

Il a été impossible de joindre un porte-parole d'EDC, mercredi.

Bombardier Aéronautique assure que la dispute entourant le financement des ventes d'appareils de la CSeries n'est pas l'élément qui a nui aux commandes jusqu'à maintenant. Le recours aux garanties de prêt gouvernementales n'intervient que quelques mois avant la prise de possession des avions, a indiqué un porte-parole de l'avionneur, Marc Duchesne, dans un courriel.

M. Beaudoin reconnaît que les transporteurs aériens ne font pas preuve du «même sentiment d'urgence» que Bombardier à l'égard de la CSeries. Il déclare toutefois «mission accomplie» en ce qui a trait aux efforts déployés l'an dernier pour convaincre les clients potentiels qu'il s'agit d'un «appareil exceptionnel».

«Il y a beaucoup, beaucoup de compagnies aériennes qui ont un intérêt marqué pour la CSeries, assure-t-il. (...) La preuve qu'on a un produit qui attire l'attention, c'est que Boeing et Airbus parlent souvent de la CSeries.»

Quant aux projets des deux géants d'équiper leurs 737 et A320 de nouveaux moteurs pour mieux concurrencer la CSeries, ils n'émeuvent pas Pierre Beaudoin.

«S'ils changent les moteurs, ils retardent l'entrée en service d'un avion qui sera un «game changer» (révolutionnaire), parce que c'est un investissement majeur d'introduire un nouveau moteur sur des appareils comme le 737 ou l'A320.»

M. Beaudoin souligne que la CSeries procurera des économies de carburant de 20% par rapport aux avions actuellement en production, grâce au moteur Pratt & Whitney PW1000G, mais aussi à l'utilisation de matériaux composites plus légers.

Bombardier espère tirer des revenus oscillant entre 5 et 10 milliards $ US de la CSeries au cours des prochaines décennies.

L'action de Bombardier a clôturé mercredi à 5,48 $, en baisse de 0,2%, à la Bourse de Toronto.