Faisant face à une pénurie de main-d'oeuvre en cuisine, des restaurateurs demandent à Québec de leur donner le droit de mettre en place, s'ils le souhaitent, une politique de partage des pourboires qui inclurait les employés des cuisines.

Une délégation menée par Vincent Arsenault, propriétaire du restaurant Tomate Basilic, Jérôme Ferrer, du Groupe Europea, et Nathalie Lehoux, présidente des restaurants Pacini, a présenté un mémoire allant dans ce sens, mardi, à l'Assemblée nationale, au nom de l'Association des restaurateurs du Québec (ARQ).

« Présentement, l'employeur ne peut intervenir de quelque manière que ce soit dans le partage des pourboires », déplore François Meunier, vice-président aux affaires publiques et gouvernementales de l'ARQ. M. Meunier espère que cette disposition disparaîtra dans la Loi sur les normes du travail, actuellement en révision (projet de loi 176).

En ce moment, le pourboire est remis entièrement au salarié qui a rendu le service, c'est-à-dire au serveur. Un revenu additionnel garanti par l'article 50 de la Loi sur les normes du travail. 

Dans de nombreux établissements, ces pourboires sont partagés entre les serveurs. Dans certains cas, un pourcentage de la somme totale des pourboires est versé au personnel en cuisine. Mais ce partage est fait sur une base volontaire.

Le restaurant Les Enfants Terribles de la Place Ville Marie l'a appris à ses dépens. La Commission des normes, de l'équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) a déposé une poursuite civile contre l'employeur il y a quelques mois. Elle alléguait que le restaurateur avait imposé une convention de pourboires à ses employés.

DISPARITÉS SALARIALES

« Ce n'est pas quelque chose de frivole, nous dit François Meunier. Le salaire horaire moyen des serveurs est de 27 $/h, tandis que celui des cuisiniers est de 16 $/h. On ne veut pas déshabiller Paul pour habiller Jean, mais on veut qu'il y ait un partage plus équitable entre les employés et on veut que les employeurs puissent participer à cette démarche. »

Pascal Gerrits travaille depuis trois ans comme sommelier au restaurant H4C, dans le quartier Saint-Henri.

Au H4C, les employés qui travaillent en cuisine reçoivent 10 % des pourboires amassés par les serveurs et sommeliers, explique-t-il. « On comprend très bien la situation des cuisiniers, dit-il. On sait qu'ils font un travail difficile et exigeant et qu'il y a une inégalité dans nos salaires. C'est sûr que c'est une question qui s'ajoute à la tension qu'il y a entre la salle et la cuisine. »

Si Pascal Gerrits se réjouit de voir les cuisiniers recevoir une part des pourboires, il ne croit pas que c'est aux serveurs de payer les employés en cuisine.

« On est conscients de la réalité et on fait un compromis, mais c'est aux restaurateurs de faire leur part. Je ne suis pas prêt à donner la moitié de mon salaire pour que mes collègues vivent mieux. » - Pascal Gerrits, sommelier au restaurant H4C, à propos du partage des pourboires avec les employés de cuisine

« J'essaie de générer plus de revenus pour le restaurant dans l'espoir qu'il paie mieux ses employés. Malheureusement, les restaurateurs ne font pas assez d'argent, il y a trop de restaurants. »

Dans leur lettre ouverte publiée dans La Presse+ de lundi, Vincent Arsenault et Nathalie Lehoux abordent cette question.

« Pourquoi ne pas augmenter purement et simplement les salaires du personnel des cuisines ? Parce qu'une hausse des salaires en cuisine passe inexorablement par une hausse importante des prix du menu, ce qui, outre les risques d'une telle décision sur les comportements d'achat des consommateurs, signifiera automatiquement une majoration des pourboires à verser au personnel de salle. Nous sommes donc dans un cercle vicieux. »

« DROIT DE GÉRANCE »

L'Association des restaurateurs du Québec n'a pas détaillé cette « politique de partage », mais elle se réserve le droit d'en établir les règles et de trancher en cas de mésentente.

« Pour l'instant, on veut que soit retirée la disposition voulant qu'un employeur ne peut intervenir dans la détermination d'une politique de partage de pourboires, nous dit M. Meunier. On croit que c'est un droit de gérance. » 

« Les modalités de partage pourraient être établies en collégialité avec les employés. On est conscients de la situation. Demain matin, des employés qui font 27 $ de l'heure n'accepteront pas de faire 15 $ de l'heure... » - François Meunier, vice-président aux affaires publiques et gouvernementales de l'ARQ

« C'est bien beau de partager notre revenu, nous dit Pascal Gerrits, mais il ne faut pas oublier que nous, on n'a rien en retour. On n'a pas plus d'assurances, de plan dentaire, de fonds de retraite, on n'a pas d'avantages sociaux. On va vraiment en chercher plus sur le dos des serveurs ? On n'a pas les reins assez solides ! On n'a pas des salaires de PDG. La réalité, c'est qu'il faut charger plus, pas redistribuer parmi les employés. »

Le sommelier, qui a également travaillé comme serveur, croit que l'Association des restaurateurs ferait fausse route en laissant les employeurs décider des règles de partage.

« Le système actuel n'est pas le meilleur, mais il fonctionne. Les restaurateurs peuvent décider de garder une partie des pourboires, même si c'est illégal, ça se fait. Qui va se plaindre ? Nos emplois sont précaires. Est-ce qu'il y aura des conséquences pour un employé qui pose des questions sur le partage des pourboires ? Si c'est le restaurateur qui se met à jouer là-dedans, ça peut être catastrophique, parce qu'il y a des restaurateurs malhonnêtes. »

Ce qu'ils en pensent...

Liza Frulla, directrice générale de l'Institut de tourisme et d'hôtellerie du Québec

« Le partage de pourboires avec les employés de cuisine se fait déjà dans certains établissements. Mais rien ne les oblige. La vérité est que si la bouffe n'est pas bonne, il n'y a pas de clients, pas de pourboires et pas de jobs. Le principe est de donner de la flexibilité à l'équipe, je ne sais pas s'il faut qu'il y ait des pourcentages définis à l'avance. Avec le manque de main-d'oeuvre actuellement, je plains le restaurateur qui ne traite pas ses employés avec des gants de velours. »

Francis Archambault, coordonnateur à la formation professionnelle en service et sommellerie à l'Institut de tourisme et d'hôtellerie du Québec

« Les marges de profit des restaurateurs sont hyper minces. Comment on fait pour garder notre talent en cuisine et offrir des conditions de travail intéressantes, sans nécessairement refiler la facture au client ? C'est le défi des restaurateurs. Moi, je pense que si les cuisiniers reçoivent leur part de pourboires, ils seront plus heureux, plus motivés et plus performants. »

Danny St Pierre, propriétaire de la Petite Maison et directeur culinaire de La Tribu

« Moi, je revendique le droit de gérance des restaurateurs pour qu'ils puissent décider du partage des pourboires, parce qu'il faut qu'une part soit versée aux employés de cuisine. Il faut une meilleure répartition des pourboires, mais il faut mieux payer nos serveurs. Idéalement, on inclurait le pourboire dans la facture, mais les consommateurs moyens veulent avoir l'impression d'avoir le contrôle sur la qualité du service. »