Québec a donné suite à ses dispositions budgétaires concernant le jeu privé en ligne avec le projet de loi 74, qui entend obliger les fournisseurs de services internet à bloquer les sites de jeux d'argent privés sous peine d'amende en cas de refus. Le gouvernement n'a toutefois pas cru judicieux de produire des avis juridiques malgré les risques de conflit de juridictions entre le fédéral et le provincial.

En commission parlementaire, le député péquiste Nicolas Marceau a paru surpris de cette apparente désinvolture. Les télécommunications relèvent du fédéral au Canada. « J'aurais aimé que vous déposiez un document qui analyse, au plan juridique, ce qu'il en est puis qui nous convainque qu'il n'y a pas d'enjeu », a-t-il laissé savoir au ministre des Finances, Carlos Leitao, qui défend le projet de loi.

« On n'a pas de document », a répliqué le ministre. « Nous n'avons pas besoin d'attendre la réaction du ministre fédéral pour mettre en oeuvre nos mesures d'infiltration, si c'est ça que l'Assemblée nationale décide de faire, mais on va les informer de notre démarche », a-t-il poursuivi.

POURSUITES EN VUE

D'après le professeur de droit de l'Université d'Ottawa Michael Geist, le gouvernement n'a pas demandé d'avis parce qu'il sait très bien que la constitutionnalité de sa loi sera contestée, la Cour suprême ayant déjà confirmé dans le passé l'exclusivité du pouvoir fédéral sur les télécommunications. La loi pourrait aussi entrer en contradiction avec des dispositions de la Charte des droits et libertés, selon lui.

Pour ce spécialiste des questions de droit dans les technologies, ce projet de loi est une mauvaise idée et crée un malheureux précédent puisqu'aucun gouvernement au Canada n'a légiféré pour limiter l'accès au contenu sur internet.

Des États américains ont ciblé avec un certain succès des sites illégaux de paris sportifs en visant directement les entreprises contrevenant à la loi ou encore les sites de paiement.

Au nom de la protection du consommateur, le projet de loi 74 donne des pouvoirs à Loto-Québec pour traquer les sites de jeux illégaux en ligne, acheminer la liste noire à la Régie des alcools, des courses et des jeux, laquelle obligera ensuite les fournisseurs d'accès internet à bloquer l'accès aux sites identifiés.

« Le gouvernement met le pied sur un terrain glissant », croit Jean-Philippe Béique, PDG d'EBOX (anciennement Electronic Box), fournisseur d'accès internet indépendant qui compte 60 000 abonnés au Québec. « Quand le mécanisme de blocage est en place, c'est simple après de modifier la loi et d'aller plus loin dans la censure », s'inquiète-t-il.

D'ABORD, BLOQUER LES SITES CONCURRENTS, NÉGOCIER ENSUITE

Dans le budget de mars 2015, le gouvernement annonçait sa volonté de conclure des partenariats avec les sites privés et de bloquer les autres sites qui refuseraient de régulariser leur situation. Ces dispositions sont tirées presque mot pour mot du rapport du Groupe de travail sur le jeu en ligne, présidé par Louise Nadeau.

Avec le projet de loi 74, le gouvernement inverse toutefois la séquence des événements : il bloque l'accès aux sites, puis se donne six mois pour mettre sa loi en vigueur pour avoir le temps de négocier des partenariats avec le privé.

« Le délai de six mois, c'est utile pour que Loto-Québec puisse signer des ententes convenables avec certains sites. On bloque puis on se donne six mois pour négocier des ententes avec ceux qui veulent se conformer. Le fait d'arriver à des ententes est plus simple et efficace une fois qu'on a bloqué les sites. C'est une question de stratégie », a expliqué le ministre.

Pour le député caquiste de Beauce-Nord, André Spénard, le gouvernement agit dans le but d'augmenter les revenus de Loto-Québec. La protection du consommateur arrive loin derrière. « Si Loto-Québec ne fait pas assez d'argent, on va s'organiser pour qu'il en fasse plus [avec le projet de loi]. C'est aussi simple que ça, puis là, on se drape dans la protection du public », a-t-il laissé tomber lors d'une intervention en commission parlementaire.

Le monopole d'État des jeux de hasard peine à faire sa marque dans le monde virtuel avec sa plateforme Espacejeux.com depuis son lancement en 2010. Sa part de marché auprès des internautes québécois est estimée à 20 %. Selon le groupe de travail sur le jeu en ligne, les internautes québécois ont accès à près de 2000 sites illégaux.