Le soleil se lève à peine et le feu crépite déjà devant le concessionnaire Chicoutimi Chrysler, au coin du boulevard Talbot et de la rue Chabanel. Comme chaque jour, du lundi au vendredi, depuis bientôt deux ans.

Pour les syndiqués en lock-out de 25 concessionnaires de la région, «être dehors» prend tout son sens quand il fait - 40°, comme en ce matin de janvier. «On dirait que plus il fait froid, plus le moral est bon», assure Denis Pednault, un carrossier de 56 ans, avant de mordre dans son McMuffin.

Après presque deux ans, les syndiqués voient bien que leurs piquets de grève n'empêchent pas les clients d'acheter des voitures chez les commerçants qui les ont mis dehors en mars 2013. Mais les ventes ont baissé, assurent-ils, et les clients sont de plus en plus insatisfaits.

Souvent découragés, mais pas désespérés, ils restent convaincus comme au premier jour que leur cause est juste. On ne se bat pas pour l'argent, martèle-t-on autour du feu alimenté par des palettes de transport obtenues gratuitement.

C'est leur semaine de 4 jours et de 36 heures, les limites à la sous-traitance et les horaires de leur contrat de travail actuel qu'ils veulent conserver. Leurs patrons veulent mettre la hache dans ces acquis, disent-ils.

«On aurait demandé une baisse de salaire de 20% qu'on serait dehors pareil», soutient Steve Savard, contrôleur d'atelier qui gagnait 22$ l'heure avant le conflit.

Depuis deux ans, tous les employés syndiqués doivent se contenter d'une allocation de grève de 225$ par semaine. Leur syndicat, la CSD, leur verse de plus 175$ par semaine, une contribution qu'ils devront rembourser à la fin du conflit. Plus le conflit dure, plus la dette grossit.

Avec ces 400$ pour 14 ou 15 heures de piquet par semaine, ils tiennent le coup. Certains mieux que d'autres: avec une conjointe ou un conjoint qui travaille, de petits boulots à droite à gauche et un peu de discipline du côté des dépenses. «Je m'en tire aussi bien qu'avant», assure Daniel, mécanicien de Perron Ford.

Pour des travailleurs habitués à trimer dur, l'inactivité forcée a ses bons et ses mauvais côtés. «J'ai pris du poids, dit l'un d'eux, mais je n'ai plus mal partout comme avant.»

Quand il n'est pas aux piquets de grève, Steve Savard travaille à la pizzéria qu'il vient d'ouvrir avec sa conjointe. Quand il retournera au travail, le resto sera rodé et elle pourra continuer toute seule, espère-t-il.

Frédérik Tremblay, lui, en profite pour s'occuper de son premier bébé, né pendant le conflit. «J'ai déjà dit à ma blonde que je ne serais peut-être pas aussi présent pour le deuxième», dit-il, sourire en coin.

Ceux qui étaient en mauvaise posture financière, qui sont endettés, qui n'ont pas de deuxième revenu familial ou qui ne peuvent pas travailler ailleurs n'ont pas supporté leur état de lock-outés très longtemps et sont partis travailler ailleurs dès le début du conflit. Ceux-là, on peut les compter sur les doigts de la main, affirment tous les syndiqués interrogés.

Les 450 syndiqués en lock-out sont encore presque tous au poste. Beaucoup parce qu'ils ont 20 ou 30 ans d'expérience et qu'ils ont trop à perdre pour laisser un emploi assorti d'une caisse de retraite et d'avantages sociaux. Ce n'est pas le cas de Frédérik, qui a 26 ans et un an et demi d'expérience à Étoile Dodge Chrysler. «J'aime mieux être ici que de travailler au Couche-Tard à 11$ l'heure», explique-t-il.

Maître chez nous

«Les ventes? Elles ont augmenté», affirme Dany Martin, le patron de Léo Automobile Honda, un autre concessionnaire du Saguenay. La région, dont la principale ville compte de 146 000 habitants, a 28 concessionnaires, dont 26 sont syndiqués avec la CSD et 25 sont en lock-out depuis mars 2013. Les propriétaires des garages n'ont pas voulu s'exprimer publiquement depuis le début du conflit. Ils ont confié la négociation à leur association, la Corporation des concessionnaires d'automobiles du Saguenay-Lac-Saint-Jean, et à ses avocats. Leur porte-parole est une conseillère en relations du travail, Annie Coulombe.

Prudent, parce qu'il ne veut pas jeter d'huile sur le feu, Dany Martin nous dit que, avec le temps, son garage fonctionne de mieux en mieux grâce au travail des vendeurs, qui ne sont pas syndiqués, et des cadres. Les concessionnaires ont aussi recours à des garages indépendants pour certains travaux de mécanique.

«Surtout, on fait ce qu'on veut chez nous, commente-t-il. Après tout, c'est notre entreprise.»

Les concessionnaires se défendent bien de vouloir «casser le syndicat». Mais ils ont l'intention de reprendre les rênes de leur commerce. Syndiqués depuis 30 ans, les employés des concessionnaires se sont donné de bonnes conditions de travail, détaillées dans un contrat de 165 pages.

Cette façon de fonctionner ne correspond plus à la réalité d'aujourd'hui, explique Carole Bergeron, la patronne de Rocoto Toyota. «On ne veut pas baisser les salaires, on voudrait une semaine de travail de 40 heures en 5 jours plutôt que de 36 heures en 4 jours. Les employés feraient plus d'argent, pas moins.»

Ce que les concessionnaires veulent, c'est de la flexibilité, répète leur porte-parole officielle, Annie Coulombe. «Si le conflit dure depuis aussi longtemps, c'est qu'il y a un refus de reconnaître les problèmes actuels.»

Le marché de l'automobile a changé, souligne la porte-parole. Fini le temps où les clients restaient fidèles aux concessionnaires pour l'entretien de leur voiture, une fois la garantie échue. Leurs tarifs horaires, qui ont dépassé les 100$, ne sont plus concurrentiels. «Il s'est ouvert 30 portes [de garages indépendants, dont les tarifs sont moins élevés] dans les dernières années», affirme Annie Coulombe.

Beaucoup de concessionnaires du Saguenay sont des entreprises familiales de la deuxième ou troisième génération. Ces nouveaux gestionnaires, qui pensent expansion et multibannières, «veulent se recentrer sur leur activité principale, la vente de voitures», explique leur porte-parole.

Les deux parties ne se sont rencontrées qu'une seule fois depuis le début du conflit. Cette brève rencontre a été suivie d'un vote pour la grève, à 99,1%, et du lock-out. Une tentative de médiation a échoué, et l'on a tenté d'en amorcer une autre cette semaine.

Une assemblée générale des syndiqués, la première depuis le vote de grève de février 2013, est prévue le 28 janvier.

Cabanes de fortune ou d'infortune

Les lock-outés, qui passent un deuxième hiver dehors par des températures glaciales, ont réussi à améliorer leur sort en se construisant des abris devant chaque concessionnaire. Plusieurs de ces cabanes faites de matériaux récupérés ont tout ce qu'il faut, ou presque, pour tenir un long siège avec du chauffage, des tables et des chaises. Il y a des calendriers de filles en maillot de bain au mur, comme dans tous les garages, et des rideaux de dentelle aux fenêtres, quand il y a des femmes dans les rangs. Un feu de camp brûle dehors pour mettre de l'ambiance.

Ces constructions biscornues font rager les employeurs, qui ont tout essayé pour les faire disparaître. Mais le maire de Saguenay, Jean Tremblay, a intercédé en faveur des travailleurs mis dehors. «J'ai dit, ce sont des humains, ce n'est pas vrai qu'ils vont passer l'hiver au froid.»

Lendemains amers à prévoir

Depuis presque deux ans, un des deux frères Gagnon fait du piquetage tandis que l'autre franchit la ligne pour aller vendre des voitures chez un des concessionnaires de la ville de Saguenay. Le voisin d'un travailleur en lock-out, lui, n'a pas hésité à franchir la ligne pour venir s'acheter une voiture neuve.

«Ce qui se passe ici reste ici et ce qui se passe à la maison reste à la maison», dit Francis Gagnon, lock-outé, quand on l'interroge sur les séquelles que ce long conflit risque de laisser dans une région où tout le monde se connaît.

La population du Saguenay est très syndiquée, et beaucoup de monde soutient les lock-outés, même après deux ans de conflit. Mais force est de constater que les lignes de piquetage ont été franchies allègrement puisque les ventes d'autos n'ont pas beaucoup souffert.

Les dommages pour la région ne sont pas économiques, confirme François Gagné, président de la Chambre de commerce du Saguenay-Lac-Saint-Jean. «Les concessionnaires se sont organisés pour continuer de donner les services dans la région», explique-t-il.

Avec les cadres et en sous-traitant certains travaux à des garages indépendants à moindre coût, les concessionnaires ont réussi à limiter l'impact de l'absence de 450 de leurs employés depuis 2 ans.

Les dommages sont avant tout humains, croit François Gagné. «Il y a des drames qui se passent, dit-il. Ça n'a aucun bon sens pour les employés, pour leurs familles, pour les clients et pour les cadres qui sont en dedans.»

Des deux côtés de la clôture, on appréhende déjà le jour où il faudra recommencer à travailler côte à côte. «Ça va être «Je me souviens», comme sur les plaques d'immatriculation», prévoit un lock-outé de Léo Automobile, un concessionnaire Honda.

Le royaume du Saguenay est déjà reconnu pour son militantisme syndical. Ce conflit, qui est en voie de battre des records de durée, ne fera rien pour changer ça.

«C'est sûr que ça ne donne pas une image très positive de la région», reconnaît François Gagné.

Les plus grands conflits récents au Québec

(En nombre de jours-personnes perdus)

Employeur: Vidéotron

Nombre d'employés: 2113

Début: 8 mai 2002

Fin: 2 mai 2003

Jours-personnes perdus: 511 346

*


Employeur: Concessionnaires automobiles du Saguenay-Lac-Saint-Jean

Nombre d'employés: 444

Début: entre le 8 février et le 5 mars 2013

Fin: en cours

Jours-personnes perdus: 205 335 (au 31 décembre 2014)

Employeur: La Corporation des concessionnaires d'automobiles de Québec

Nombre d'employés: 850

Début: 11 décembre 2002

Fin: 28 septembre 2003

Jours-personnes perdus: 167 450

*


Employeur: Journal de Montréal, Québecor

Nombre d'employés: 175

Début: 24 janvier 2009

Fin: 4 avril 2011

Jours-personnes perdus: 140 175

*


Employeur: Fonderie Horne, Glencore Canada

Nombre d'employés: 393

Début: 19 juin 2002

Fin: 1er juin 2003

Jours-personnes perdus: 136 714

Source: ministère du Travail du Québec