À l'autre bout du fil, mon interlocuteur, un chef européen bien connu dans son pays, m'interrompt avant même que j'aie terminé ma question. «Tu veux que je te parle de l'homme d'affaires qui paie pour me faire venir jusqu'aux États-Unis pour cuisiner chez lui? Tu ne crois pas que, à ce prix, il mérite au moins que je sois discret?»

Partout dans le monde, les hautes directions des grandes entreprises ont des chefs privés. Des vedettes ont des chefs privés. Des multi-multi-millionnaires de toutes sortes ont des chefs privés. Pourquoi?

La discrétion

À Montréal, plusieurs banques ont leur chef en résidence, tout comme de grands bureaux d'avocats ou de grandes sociétés. J'ai communiqué avec plus d'une demi-douzaine de ces entreprises et toutes, sauf Bombardier, ont préféré ne pas m'accorder d'entrevue.

Une des principales raisons d'embaucher un chef privé est la discrétion. Qui mange quoi avec qui? Pas de nos affaires. Les convives peuvent exprimer leurs besoins dans le privé. Les rencontres peuvent être absolument secrètes, sans que personne voie qui mange avec qui, facteur plutôt crucial quand se négocient des projets, quand se créent des associations, quand se défont des alliances.

En outre, les gens d'affaires, dont certains sont des personnalités connues, peuvent être à l'abri des regards et des questions des curieux et autres interruptions.

Le sur-mesure

Ce chef européen dont je vous parle, celui qu'on fait venir aux États-Unis en privé, a son propre restaurant. Il a aussi eu dans le passé des étoiles Michelin. Il est associé à une certaine avant-garde créative très différente de ce qui se fait à New York, Chicago ou Los Angeles. Je ne sais pas comment le riche homme d'affaires l'a découvert, mais, chose certaine, il adore cette cuisine créative. C'est pourquoi, régulièrement, il l'appelle et lui demande de venir cuisiner dans un univers qui évoque celui des rock stars ou des chefs d'État. Est-ce à dire que le chef a totalement carte blanche?

«Je ne peux pas te parler de notre relation, me dit le chef. Mais je peux te dire ce qu'il ne faut pas faire si on veut devenir un jour un chef invité privé. Et si la première est de ne pas être discret, la seconde serait de ne pas écouter.»

Être chef privé en résidence dans une société signifie qu'on cuisine expressément pour ces gens-là. «On est là pour eux», me dit le chef. Il n'est pas question d'abandonner sa personnalité, ajoute-t-il. Après tout, si le chef d'entreprise choisit un chef en particulier, c'est parce qu'il aime son travail en particulier. Mais il faut savoir composer avec les voeux exprimés.

Le pratico-pratique

Isabelle Gauthier, porte-parole principale de Bombardier Aéronautique, explique que l'une des premières raisons de la présence d'un chef en résidence au sein de la société est sa situation géographique. Les bureaux de Bombardier sont installés au bord des pistes de l'aéroport Trudeau, du côté de Saint-Laurent. Dans ce quartier, il n'y a pas beaucoup de restaurants pour les repas d'affaires. Pour plusieurs entreprises, le simple fait d'avoir à déplacer plusieurs personnes pour le lunch dans des restaurants aménagés pour permettre des réunions est un travail de logistique peu efficace, source de trop de perte de temps. Vaut mieux garder tout le monde dans un seul et même lieu, surtout l'hiver!

Le prix

Étonnamment, pour plusieurs entreprises, avoir un chef privé, souvent accompagné d'un maître d'hôtel, coûte moins cher qu'aller au restaurant. Chez Bombardier, Isabelle Gauthier explique qu'un repas moyen coûte 30$ et peut monter à 80$ le soir quand il y a une occasion vraiment très, très spéciale. C'est nettement moins que dans les restaurants d'affaires,où une addition typique du midi peut aisément dépasser 50$, avant le transport ou les frais de stationnement.

Patrick Morrissette, chef chez Bombardier

Les hautes directions d'entreprise préfèrent souvent se faire discrètes et modestes quand vient le temps de parler de leur chef en résidence, mais la société Bombardier Aéronautique a accepté sans hésiter d'ouvrir les portes de ses cuisines, où travaillent le chef Patrick Morrissette et son maître d'hôtel.

«J'ai fait mon cours à l'ITHQ [Institut de tourisme et d'hôtellerie du Québec] et j'ai travaillé à toutes sortes de restaurants comme la Moulerie et Laurie Raphaël à Québec, où j'étais sous-chef quand M. Beaudoin m'a appelé, il y a 14 ans», raconte M. Morrissette, qui cuisine cinq jours sur sept et part s'approvisionner dès 7h le matin. «Et je cuisine pour des gens qui ont mangé dans les meilleurs restaurants du monde.»

Le défi?

«Toujours se renouveler.»

Chez Bombardier Aéronautique, explique Isabelle Gauthier, porte-parole, la raison première nécessitant la présence d'un chef en résidence est fort simple: l'isolement. Les bureaux de la haute direction sont à Saint-Laurent, aux abords des pistes de l'aéroport Trudeau. On y est en effet un peu loin du café Ferreira et de la Maison Boulud! (En passant, le Ferreira, table hyper prisée des gens d'affaires, est le restaurant préféré de M. Morrissette.)

Mais il n'y a pas que ça. La société est constamment en rencontres avec des clients, au sujet de ventes d'avions de ligne ou d'avions d'affaires, et bon nombre de ces réunions doivent rester confidentielles. Le bon repas, à la maison, est donc de mise.

Que prépare le chef Morrissette?

«De façon générale, les gens aiment bien mes pâtes, ma focaccia. Mais je prépare aussi beaucoup de salades, de poissons. Je m'adapte souvent selon ce que je trouve au marché.»

C'est Patrick Morrissette lui-même qui fait les courses.

«Je fais une cuisine légère. Ces gens-là vont ensuite travailler, je ne leur prépare pas du cassoulet!»

M. Morrissette nourrit en moyenne de 15 à 20 personnes par jour, mais il se peut que les groupes à nourrir soient plus nombreux. Il fait alors appel à des équipes pigistes. Le maître d'hôtel gère quant à lui la cave à vins, qui est suffisamment garnie pour abreuver des clients qui sont habitués à des produits de qualité... «Mais on n'est pas là pour chercher à les épater ou pour faire des extravagances, précise M. Morrissette. On est là pour vendre des avions.»

Le régime post-Mad Men

Oh qu'elle est loin, l'époque où le lunch des patrons d'agences de publicité et autres chefs d'entreprise ressemblait à celui de la série Mad Men, avec beaucoup de whisky, beaucoup de steak, beaucoup de pommes de terre.

Place au Perrier, aux légumes verts, aux poissons grillés et autres recettes d'inspiration méditerranéenne qui font les beaux jours de restaurants remplis de gens d'affaires le midi, comme Ferreira Café ou le Renoir.

«Et ce n'est pas juste à cause des femmes, lance Olivier Perret, le chef du Renoir. Les hommes ont complètement embarqué!»

La chaîne d'hôtels Sofitel, dont le Renoir fait partie, a depuis un moment détecté la tendance et offre dans ses restaurants un sous-menu allégé avec un «branding» précis: de-light. Delight comme dans délice en anglais, alors que light signifie aussi léger. «Ici, ça marche très bien, note-t-il. Les gens veulent se sentir bien nourris mais en même temps, prêts à être de nouveau productifs.»

M. Perret affirme que le quart des plats vendus dans son restaurant est conçu pour faire partie du plan de-light.

Isabelle Gauthier, porte-parole de Bombardier Aéronautique, explique que cette volonté des chefs d'entreprise de bien manger fait partie des raisons d'avoir un chef en résidence. Ainsi, on peut lui demander directement de mettre l'accent sur les légumes, de diminuer les gras de cuisson.

«Les décideurs ne veulent pas se sentir fatigués après le repas», note le chef privé de Bombardier, Patrick Morrissette. «La plupart des exécutifs ont des idées claires sur leur alimentation, ajoute Mme Gauthier. Ils veulent optimiser leur hygiène de vie, s'entraînent. Une saine alimentation s'inscrit là-dedans.»

Au petit-déjeuner aussi, les habitudes changent, note M. Perret. Les oeufs et le bacon font place aux fruits et aux yaourts concentrés, très protéinés, à la grecque.

«Le matin, ajoute-t-il, il y a même maintenant une salade de crevettes qui marche très bien!»

Et Montréal?

Les grands restaurants de Montréal sont-ils fréquentés et encouragés par les membres influents de la communauté des affaires de Montréal? On a posé la question au chef et copropriétaire au restaurant Toqué! , Normand Laprise.

Est-ce que les dirigeants des grandes entreprises montréalaises et autres personnalités du monde des affaires demandent à des grands chefs comme vous de cuisiner pour eux, en privé?

Oui, ça arrive et on le fait avec plaisir pour des occasions spéciales, notamment des événements de charité comme le Dîner des producteurs pour la Fondation de l'ataxie Charlevoix-Saguenay, mais on ne le fait pas régulièrement. Traiteur, ce n'est pas notre spécialité, on n'est pas équipé pour ça.

Les dirigeants des grandes entreprises vont-ils plutôt manger à votre restaurant?

On a une très bonne clientèle de gens d'affaires, c'est clair, mais les très, très grands chefs d'entreprise, on les voit relativement peu. Je comprends qu'ils ont des agendas très chargés et qu'ils veulent être discrets. C'est souvent plus simple pour eux de rester au bureau et d'avoir un chef sur place. Mais ça me déçoit toujours qu'on n'encourage pas plus le travail que font des restaurants comme le nôtre au Québec. On met beaucoup d'effort pour créer une restauration de grande qualité, à partir de produits d'ici; il faut appuyer ça. Et je ne parle pas juste pour moi, je parle pour tous les petits producteurs qui nous approvisionnent, pour tous les artisans à tous les niveaux. C'est un secteur économique qui a besoin de l'appui de ces hauts dirigeants, qui ont les moyens de nous encourager.

Pourquoi cette réticence?

Il y a des raisons pratiques, et ça, je le comprends. La discrétion nécessaire, le manque de temps, etc. Mais ici, au Québec, il y a toujours eu aussi une résistance à encourager un certain type de restauration de haut de gamme, comme si c'était trop ostentatoire. On le voit beaucoup, chez les politiciens aussi. Tout le monde veut avoir l'air économe. Pourtant, en Europe, la question ne se pose pas. On voit la haute gastronomie comme une force, on veut la développer. On ne verrait jamais de grands chefs d'entreprise français ne pas oser aller dans les meilleures tables de la ville. Et puis, au fond, c'est juste une question d'image. Il y a bien des restaurants à Montréal qui ne s'affichent pas comme de grandes tables où les clients dépensent autant d'argent que chez nous, sinon plus.

Vous aimeriez donc qu'ils aillent plus souvent chez Toqué!

Bien sûr! Et pas juste pour goûter à notre travail, mais pour voir les ingrédients et le résultat du travail de plein de gens au Québec qui triment dur pour qu'on ait de beaux produits et dont les efforts ont un impact bien au-delà de notre restaurant.