La concurrence étrangère est souvent montrée du doigt par les détaillants québécois qui voient leur affluence et leurs ventes décroître. Le phénomène est-il exagéré? Une compilation menée par La Presse Affaires révèle que nos enseignes locales demeurent plus nombreuses que celles provenant de l'étranger. Par contre, dans la région de Montréal, l'écart rétrécit.

Pour avoir une idée de l'ampleur de la présence des détaillants québécois dans le paysage, nous avons dressé la liste de toutes les boutiques proposant des vêtements pour femmes dans cinq centres commerciaux de la province. Nous avons inclus les magasins qui tiennent aussi des vêtements pour hommes, comme Mexx ou Le Château. Les grands magasins (Winners, Walmart) et les boutiques spécialisées dans le sport ou les vêtements de travail ont toutefois été exclus.

Nous avons choisi de grands centres commerciaux dans cinq environnements différents.

Résultat, les enseignes appartenant à des Québécois sont plus nombreuses que celles venant d'Europe (H&M, Vero Moda, Bench, Zara), des États-Unis (Forever 21, Aéropostale, Gap) et du reste du Canada (Suzy Shier, Sirens, Danier, Aritza). À Québec et à Sherbrooke, la proportion de magasins québécois dépasse 75%.

Moitié-moitié à Laval

Le ratio de détaillants locaux est cependant plus faible à Montréal et dans sa banlieue nord. Au Carrefour Laval, le centre commercial le plus fréquenté du Québec, les 11 millions de visiteurs par année ont accès à de nombreux détaillants étrangers: dans le seul secteur de la mode féminine, leur proportion atteint 48%. Très performant (fortes ventes au pied carré), le Carrefour Laval a réussi à attirer, au cours des dernières années, des enseignes internationales telles que Victoria's Secret (le seul du Québec), Lacoste, True Religion Brand Jeans et Vero Moda...

Ailleurs dans la province, on trouve plusieurs noms pratiquement inconnus des Montréalais, mais dont la taille est parfois importante et qui appartiennent à des entrepreneurs québécois. Par exemple, Vagabond, qui compte 124 adresses quand on additionne ses trois enseignes Studio, Hangar-29 et Revue. L'entreprise de Rimouski appartient à André Racine. On peut aussi penser à Pluss (de Sherbrooke, appartient à Michel et Jacques Paquette), à L'Ensemblier (à Serge et Kathleen Lebel, de Rimouski) et à Mode Choc (d'Alma, appartient à Raymond Roussy).

Tous dans le même bateau

Le frigorifique mois de mars qu'ont subi les Québécois a ironiquement fait fondre les ventes des détaillants. Dans les centres commerciaux, le recul s'établit à 8,5%, selon l'International Council of Shopping Centers (ICSC). C'est le pire déclin depuis que le l'ICSC tient ce genre de statistique, soit 1997. Dans le secteur du vêtement, les résultats ont été encore plus mauvais. Les ventes ont dégringolé de 14,9%.

Les déboires de Jacob peuvent laisser croire que les enseignes du Québec en arrachent davantage que celles de l'étranger, mais ce n'est pas le cas, selon plusieurs observateurs. «Ça va mal en général. C'est difficile pour tout le monde, pas davantage pour les entreprises québécoises», affirme Alain Michaud, leader national, secteur commerce de détail et biens de consommation chez PwC.

Un point de vue entièrement partagé par Marie-Claude Frigon, associée chez Richter et experte en vente au détail. «C'est très difficile pour tout le secteur du vêtement. Les prix de vente augmentent peu, mais tout le reste bondit: coût des approvisionnements, salaires, loyers, transport, devise américaine. De plus, le marché ne croît pas, mais il y a de plus en plus de compétition.»

Il reste que ces nouveaux concurrents venus d'ailleurs grugent des parts de marché aux chaînes qu'on connaît depuis toujours. Normal, les consommateurs sont attirés par la nouveauté et le moindre manque d'innovation des détaillants de longue date saute aux yeux, observe Alain Michaud. «Si un consommateur a l'impression que les choses n'ont pas bougé depuis un certain temps, il se fatigue. Il va voir ailleurs. Les jeunes sont peu fidèles.»

Pas juste la faute de la météo

Le propriétaire des boutiques Tristan, Gilles Fortin, croit que le recul des ventes de vêtements est un «phénomène mondial très difficile à cerner», qui ne touche pas seulement les entrepreneurs québécois comme lui. «Il y a un changement d'habitudes et d'attitude des consommateurs et personne ne semble en connaître les causes précises. Il est trop facile de ne tenir responsables que la météo et les ventes internet.»

Alain Michaud refuse lui aussi de mettre toute la faute sur le froid et la neige. À son avis, les détaillants doivent constamment investir pour être à la page (site web, marchandisage, ambiance en magasin, etc.) et certains ont fait preuve de négligence au fil des ans. «Stagner, c'est vraiment dangereux ces temps-ci.»

Il convient toutefois qu'il ne faut pas beaucoup de mauvaises saisons pour que le bilan sain d'un détaillant... ne soit plus sain. «C'est une industrie ingrate dont le succès est une accumulation de petites victoires. Les entreprises n'ont pas beaucoup d'actifs. Donc, c'est vrai qu'une mauvaise période des Fêtes peut annuler la rentabilité d'une année au complet. Cela nuit aux commandes de l'année d'après et à la capacité financière d'innover. Un détaillant qui va bien peut s'essouffler très, très vite.»

Les commerçants savent qu'ils doivent investir sur l'internet et dans la mobilité, note Marie-Claude Frigon, mais ils peinent à trouver le budget nécessaire. «Ceux qui ne sont pas en ligne sont à risque, car il se fait beaucoup de prémagasinage sur l'internet. Les gens se déplacent de moins en moins dans les magasins pour aller voir les vêtements.» Les autres détaillants à risque sont ceux dont les magasins sont grands (loyers élevés), ajoute-t-elle, et ceux dans le créneau de H&M (fast fashion pour les jeunes) où la compétition est la plus forte.

Ce qui nuit aux détaillants au Canada

• La concurrence américaine (gruge des parts de marché, met de la pression sur les marges).

• La baisse de valeur du dollar canadien (rend les achats de biens importés plus coûteux, mais pourrait faire diminuer la proportion d'achats outre-frontière).

• L'endettement élevé des ménages (164% du revenu disponible).

• La préoccupation des consommateurs pour les prix depuis la crise.

• La population n'augmente à peu près pas.

• La population vieillit (les jeunes achètent plus de vêtements que les retraités).

• Le revenu disponible stagne, car des dépenses inévitables des ménages bondissent (essence, électricité, taxes municipales et scolaire, etc.).

Sources: Moody's et experts consultés par La Presse

Outre la fermeture annoncée des 92 boutiques Jacob, on se rappellera que:

• Les 77 boutiques Lindor ont fermé leurs portes en 2012, après 68 ans d'activité.

• StylExchange n'existe plus depuis l'automne dernier (le nom a été racheté par l'entreprise ontarienne International Clothier).

• Manteaux Manteaux a procédé à une restructuration judiciaire en 2012. Le détaillant demeure en activité.

• Rio Sud s'est placé à l'abri de ses créanciers en décembre dernier et a fermé plusieurs points de vente.

• Bedo a fermé quelques points de vente au cours des derniers mois.

• L'espagnole Mango a presque entièrement quitté le Canada au cours des derniers mois. Seuls deux magasins sont toujours ouverts: Centre Rockland et boulevard Saint-Joseph, à Québec.

• Mexx a fermé son magasin rue Sainte-Catherine Ouest, pendant l'hiver.

• Aéropostale a fermé 27 magasins au Canada, en 2013.

• Esprit a fermé tous ses magasins au Canada et aux États-Unis en 2012, après deux années de pertes.

• Les magasins Les Ailes de la mode de Montréal, Brossard et Sainte-Foy s'apprêtent à disparaître, puisque Ivanhoé Cambridge a racheté les trois baux.

Des ventes qui stagnent, des coûts qui bondissent au québec (évolution de 2009 à 2013)

-1,8% (de 337 à 331$) : Ventes de vêtements pour femmes au pied carré

+12,1% : Loyers bruts dans les centres suprarégionaux (Carrefour Laval, Promenades St-Bruno, Galeries d'Anjou, Laurier Québec, Galeries de la Capitale)

+ 7,5% : Loyers bruts dans les centres régionaux (Place Longueuil, Place Versailles, Place Fleur-de-Lys, Place Sainte-Foy)

+ 12,7% (de 9 à 10,15$) : Salaire minimum