Les factures impayées s'accumulent sur le bureau de Denis Clermont. Certaines y sont depuis plus d'un an. L'architecte associé principal de la firme Labonté Marcil multiplie les coups de fil dans l'espoir de recevoir enfin les chèques tant attendus.

«Je suis au bord de la faillite régulièrement à cause de la mauvaise gestion de la Ville de Montréal», lance M. Clermont à La Presse Affaires.

L'entreprise a actuellement 16 comptes clients en souffrance, la plupart de la Ville de Montréal. Valeur totale: plus de 100 000$, soit près de 10% du chiffre d'affaires annuel de Labonté Marcil, qui s'élève à environ 1,2 million.

«Il y a des gestionnaires avec qui j'ai des problèmes sérieux et d'autres avec qui tout va bien, explique Denis Clermont. Je ne dis pas que c'est toujours de la mauvaise volonté, mais je ne compte plus les fois que de mes factures ont été oubliées dans un tiroir ou qu'elles ont été perdues. Il y a un problème d'organisation.»

Les entrepreneurs à qui nous avons parlé sont unanimes: la situation, qui n'était déjà pas rose, s'est détériorée depuis le début des travaux de la commission Charbonneau.

Les «extras», c'est l'enfer

«Les organismes publics mettent de plus en plus de niveaux administratifs pour approuver les paiements, de sorte que c'est devenu très lourd, même pour les paiements courants. Et quand il y a des changements ou des "extras", c'est l'enfer», affirme Luc Martin, vice-président exécutif de la Corporation des entrepreneurs généraux du Québec.

Les «extras», ces ajouts aux contrats qui ont fait exploser les coûts d'innombrables projets de construction au cours des dernières années, ont mauvaise presse. Normal: plusieurs entrepreneurs y ont longtemps vu un moyen détourné d'augmenter leurs profits.

Or, soulignent les entrepreneurs, les «extras» sont souvent incontournables dans l'industrie de la construction, les imprévus étant monnaie courante. Certains montrent du doigt les ingénieurs et les architectes.

«Si la firme est le plus bas soumissionnaire, elle risque de confier le mandat à des "juniors". Il y aura des erreurs dans les plans et devis, mais sur le chantier, c'est l'entrepreneur qui va se faire accuser d'être un expert dans la découverte d'extras», dénonce le directeur d'une association d'entrepreneurs qui a requis l'anonymat.

Situation catastrophique

«La situation était problématique, elle est en train de devenir catastrophique. Les gestionnaires publics craignent d'autoriser les paiements quand il y a des dépassements de coûts», constate Julie Sénécal, secrétaire générale de la Corporation des maîtres électriciens du Québec.

«On dirait que les fonctionnaires ont peur d'avoir peur», résume Steve Boulanger, directeur général adjoint de la Corporation des maîtres mécaniciens en tuyauterie du Québec.

«Des raisons pour ne pas payer, il y en a plein: les travaux sont un peu en retard, il y a une pénalité pour déficiences, on n'a pas encore reçu l'approbation de l'architecte, on ne s'entend pas sur le montant d'un changement, il manque un papier...», énumère Luc Martin.

Les retards de paiement fragilisent des entreprises qui sont déjà, pour plusieurs, en situation financière précaire. «Les organismes publics s'approprient nos flux monétaires et nos marges de crédit bancaires», tonne M. Martin.

Personne dans l'industrie n'a remarqué de hausse des faillites, mais la situation pourrait changer, prévient Jean Gagnon, associé au cabinet comptable Raymond Chabot Grant Thornton. «On s'attend à ce qu'il y ait des entreprises qui ne survivent pas, malheureusement», dit-il.

Marcel Tessier, président de Tesco 3000 et des Ferrailleurs de Montréal, en sait quelque chose. Ses entreprises sont «en veilleuse» depuis que Québec a réduit significativement la portée des travaux qu'elles exécutaient sur l'échangeur Turcot. «On perdait au moins 1,5 million à cause des changements et des délais», soutient M. Tessier. Celui-ci songe maintenant à devenir consultant auprès des entrepreneurs qui ont des litiges avec les autorités publiques.

Les procédures mises en place pour vérifier et contre-vérifier les paiements faits aux entrepreneurs visent à éviter les dépenses injustifiées, mais elles peuvent aussi avoir l'effet inverse.

«Les entrepreneurs calculent le temps que ça va leur prendre pour être payés, le montant des intérêts pour se financer pendant ce temps-là, alors ça finit par se refléter dans le coût des travaux», note Pierre Hamel, directeur des affaires juridiques et gouvernementales de l'Association de la construction du Québec.

«Il y a des entreprises qui font le choix de ne plus soumissionner pour certains contrats publics, dit Mme Sénécal. Ça réduit la concurrence.»

C'est d'ailleurs ce qu'envisage la firme Labonté Marcil. «La Ville de Montréal est devenue notre client le plus important, mais nous sommes en train de changer ça, dit Denis Clermont. C'est un client plutôt exigeant qui a des contrats complexes. Ce n'est pas notre meilleur payeur et ce n'est pas notre client le plus payant non plus.»

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Transports Québec

Au moins 30 jours

«Dans la très grande majorité des cas, les factures sont payées dans un délai de 30 jours, assure une porte-parole, Sara Bensadoun. Mais dans le cas où il y a des avenants ("extras") représentant plus de 10% de la valeur d'un contrat, les délais peuvent être plus longs. La signature de la sous-ministre est requise.»

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Ville de Montréal

Jusqu'à 3 mois

«La Ville de Montréal traite plus de 350 000 factures par année, dit le relationniste Gonzalo Nuñez. Elles sont généralement payées en deçà de 50 jours. Pour les factures reliées aux fournisseurs «construction ", nous n'avons pas noté d'augmentation des délais, mais plutôt une légère baisse au cours des dernières années. Pour ces factures, la moyenne était de 93 jours en 2012 et de 87 jours pour les 10 premiers mois de 2013.»