L'Allemand Andreas Pohlmann veut redonner ses lettres de noblesse au géant de l'ingénierie québécois. Voulant à tout prix éviter de nouvelles affaires de corruption, SNC-Lavalin est en train de se doter d'un service de la conformité qui deviendra sans doute l'un des plus robustes du monde des affaires canadien.

Le nouveau chef de la conformité de la multinationale montréalaise, Andreas Pohlmann, entré en poste le 1er mars, se montre toutefois modeste. «Il ne s'agit pas de mettre sur pied le plus imposant service de la conformité au Canada, mais un service qui répondra aux besoins de SNC-Lavalin compte tenu de la situation particulière dans laquelle l'entreprise se trouve actuellement», explique-t-il lors d'une rencontre avec La Presse Affaires.

M. Pohlmann, 55 ans, a constitué une équipe d'une trentaine de personnes dont le rôle est d'établir les nouvelles normes d'éthique et de les faire respecter. Quand les derniers candidats auront été recrutés, plus tard cet automne, il y aura chez SNC un agent de conformité pour chaque tranche de 1000 salariés. Ces conseillers seront établis aux Émirats arabes unis, en Amérique latine, en Europe et au Canada.

«Suivant les objectifs clairs établis par notre PDG, Bob Card, nous voulons devenir une référence en matière d'éthique et de conformité dans le secteur de l'ingénierie et de la construction d'ici la fin de l'année», déclare Andreas Pohlmann.

Les efforts de l'entreprise sont surveillés de près par Joseph Covington, un avocat américain spécialisé dans la lutte contre la corruption appelé en renfort par la Banque mondiale dans le cadre d'un accord intervenu en avril. Le mandat de Me Covington durera de 8 à 10 ans, soit la période pendant laquelle SNC-Lavalin restera inscrite sur la liste noire de la Banque pour avoir offert des pots-de-vin au Bangladesh.

Ces derniers mois, SNC a mis à jour une série de politiques: celle sur les agents commerciaux, celle qui permet à la haute direction de contourner certaines règles, celle sur les contributions politiques et celle sur les comptes de dépenses. Elles s'ajoutent au code d'éthique, qui avait été révisé l'an dernier, et à un autre document qui n'est pas encore très répandu dans les entreprises canadiennes: le tout nouveau Manuel anticorruption.

Le livret de 24 pages, qui sera remis au personnel incessamment, stipule notamment que les employés doivent obtenir une approbation préalable s'ils veulent offrir à des fonctionnaires ou à des partenaires d'affaires des cadeaux «excédant une valeur symbolique», des repas dont la valeur «dépasse celle d'un repas de travail ordinaire», des activités de divertissement, des voyages ou de l'hébergement. Toute faveur doit «avoir un objectif commercial légitime», précise-t-on.

Fait intéressant, le Manuel anticorruption met en garde contre les «risques de corruption» que présentent les commandites et les dons de bienfaisance. «Il est interdit d'offrir, de promettre ou d'effectuer des dons s'ils ont pour objet [...] de s'assurer un avantage déloyal», spécifie-t-on.

«Les contrats qui ne sont pas propres, légitimes, nous ne les prendrons pas», martèle M. Pohlmann.

SNC-Lavalin a par ailleurs aboli les «paiements de facilitation», ces petites sommes que plusieurs entreprises acceptent de verser aux fonctionnaires de certains pays pour accélérer l'exécution d'une demande légitime (par exemple, le dédouanement de marchandises ou la délivrance d'un permis).

Andreas Pohlmann n'a toutefois pas cru bon de mettre fin à l'utilisation d'agents commerciaux pour décrocher des contrats dans certains pays, une pratique pourtant interdite chez Genivar. Rappelons que SNC est soupçonnée d'avoir versé des pots-de-vin par l'entremise de tels intermédiaires.

«Les agents font partie du monde des affaires, soutient l'avocat allemand. Dans plusieurs pays où nous n'avons pas de bureaux, nous devons compter sur des représentants externes. Il s'agit de bien les connaître, de les éduquer, de les choisir avec soin et de les surveiller.» Au cours des derniers mois, l'entreprise dit avoir coupé les ponts avec certains agents pour des raisons qu'elle ne veut pas évoquer publiquement.

Pas de doute, SNC-Lavalin ne néglige rien pour s'assurer que le cauchemar des derniers mois ne se reproduise pas. Une question demeure toutefois, persistante: l'entreprise fait-elle tout en son pouvoir pour élucider les problèmes des dernières années?

La décision qui a procuré le plus de visibilité à Andreas Polhmann depuis son arrivée chez SNC a été la mise sur pied d'un programme d'amnistie. Pendant trois mois, du 3 juin au 31 août, les salariés étaient invités à dévoiler tout ce qu'ils savaient des problèmes d'éthique de la firme en ayant l'assurance qu'ils n'allaient pas être réprimandés ni congédiés. Or, l'exercice n'a pas été très instructif.

«Nous n'avons pas obtenu de nouvelles informations significatives, rien qui pourrait être considéré comme une nouvelle dimension [des problèmes]. Ça a confirmé ce que nous savions déjà. [...] Je ne vois rien là-dedans qui justifierait une divulgation publique», affirme M. Pohlmann. Combien d'employés se sont-ils prévalus de l'amnistie? «Je ne veux pas vous donner de chiffres, mais le programme a été bien reçu par le personnel», se borne-t-il à dire.

Pourquoi autant de réticence à faire le bilan d'une initiative sur laquelle misait tant SNC-Lavalin? Une partie de l'explication vient sans doute de la culture du secret qui règne au sein de l'entreprise depuis que le premier scandale a surgi, en février 2012. Mais il y a aussi cette ferme volonté de passer à autre chose, même si les innombrables enquêtes policières sont loin d'être terminées.

«Je me concentre sur l'avenir, reconnaît Andreas Pohlmann. Je veux que cette entreprise continue de connaître du succès. Je ne suis pas ici pour évaluer et juger ce qui est arrivé dans le passé.»

Contrairement à Siemens, le conglomérat allemand où M. Pohlmann a joué le même rôle après l'éclatement d'un scandale semblable, mais d'envergure beaucoup plus importante, SNC-Lavalin n'a pas déclenché d'enquête interne tous azimuts. Chez Siemens, pas moins de 300 enquêteurs ont passé en revue 14 millions de documents et interrogé plus d'un millier de personnes. Là-bas, l'amnistie consentie aux salariés a ouvert de nouveaux champs d'enquête.

«Nous avons mené quelques enquêtes et nous avons vraiment essayé d'aller au fond des choses», répond Andreas Pohlmann, sans vouloir donner plus de détails.

«Siemens est un animal complètement différent de SNC-Lavalin, alors on ne peut pas comparer ce que les deux entreprises ont fait en matière d'enquêtes internes, ajoute-t-il. Dans les deux cas, je pense qu'on peut dire que les hauts dirigeants voulaient résoudre les problèmes et ont pris les bons moyens pour le faire.»

Bien sûr, M. Pohlmann sait bien des choses que les actionnaires de SNC ignorent encore. Il n'exclut pas d'en dire plus, un jour, sur l'étendue des problèmes de corruption qui ont gangrené l'entreprise pendant des années. «Nous devons réfléchir à cela», confie-t-il.

Un avertissement pour les autres

Le scandale SNC-Lavalin fait réfléchir les dirigeants d'entreprises canadiennes, qui prennent conscience qu'ils ne sont pas à l'abri.

«Ça a ouvert les yeux de bien du monde. SNC-Lavalin, ce n'est pas une petite entreprise qui fait de l'exploration pétrolière en Afrique ou en Asie. On parle d'une société blue chip présente partout au Canada et dans le monde», note Milos Barutciski, avocat spécialisé dans la lutte contre la corruption au cabinet Bennett Jones de Toronto.

Les mentalités évoluent rapidement. «En 2005, quand je parlais de corruption, les conseils d'administration me regardaient comme si j'avais cinq têtes! Ils ne voyaient pas ça comme un facteur de risque important», lance Kristine Robidoux, avocate chez Gowlings.

Il faut dire qu'après s'être longtemps fait reprocher de se traîner les pieds par l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et l'organisme Transparency International, le Canada a finalement décidé de s'attaquer sérieusement au problème de la corruption à l'étranger. En 2008, la Gendarmerie royale du Canada (GRC) a mis sur pied une équipe spécialisée dans les enquêtes internationales composée de 15 enquêteurs établis à Ottawa et à Calgary.

Aujourd'hui, l'unité peut compter sur une centaine d'agents qui travaillent à temps plein ou à temps partiel sur des dossiers internationaux, indique le sergent Patrice Poitevin. Une trentaine d'enquêtes sur des affaires de corruption à l'étranger sont actuellement en cours. On en comptait moins de cinq en 2010.

Malgré tout, plusieurs entreprises canadiennes ont encore du chemin à faire pour se protéger, estiment les experts. Par exemple, les codes d'éthique de plusieurs grandes sociétés québécoises ne font toujours pas mention spécifiquement des risques de corruption. Les entreprises du secteur des ressources naturelles, qui ont été ciblées par les premières enquêtes de la GRC, ont une longueur d'avance en la matière, relève Me Robidoux.

«Si une entreprise est active à l'extérieur du Canada, son code de conduite devrait avoir une section anticorruption, c'est certain», dit-elle.

Une amende salée à prévoir

SNC-Lavalin a beau montrer patte blanche depuis l'éclatement du scandale, tout indique que la firme devra verser une forte amende pour régler ses comptes avec les autorités, possiblement la plus importante jamais imposée à une entreprise canadienne. Dans ses documents financiers, SNC évoque elle-même cette possibilité.

«La société est visée par des enquêtes en cours qui pourraient avoir une incidence défavorable sur ses activités, ses résultats d'exploitation ou sa réputation et qui pourraient l'exposer à des sanctions, à des amendes ou à des pénalités pécuniaires dont certaines pourraient être importantes», écrit-elle. La Loi sur la corruption d'agents publics étrangers (LCAPE) ne prévoit pas de plafond pour les amendes, note Kristine Robidoux, avocate au cabinet Gowlings à Calgary.

Les tribunaux se fondent sur la gravité relative des infractions commises et sur la jurisprudence. Jusqu'ici, seulement deux sociétés canadiennes - toutes deux des entreprises d'exploration pétrolière de Calgary - ont été condamnées à payer des amendes en vertu de la LCAPE.

En 2011, Niko Resources a dû payer 9,5 millions pour avoir versé un pot-de-vin d'environ 200 000$ au Bangladesh. Puis en janvier, Caracal Energy a déboursé une amende de 10,4 millions pour un pot-de-vin de 2 millions au Tchad.

Dans ce dernier cas, la sanction a été proportionnellement moins élevée parce que l'entreprise s'est elle-même dénoncée à la police.

Chez SNC-Lavalin, les pots-de-vin allégués sont beaucoup plus importants. Il y a d'abord les 56 millions US payés à des agents commerciaux dont on a perdu la trace. Puis les 160 millions que l'entreprise aurait versés au régime Khadafi. Et les sommes que SNC aurait promises à des représentants du Bangladesh pour décrocher un contrat de 50 millions.

Des soupçons de corruption ont également fait surface en Algérie, en Tunisie, en Inde et au Cambodge. «Si SNC-Lavalin est reconnue coupable d'infractions beaucoup plus répréhensibles que celles de Niko et de Caracal - des pots-de-vin plus importants, des contrats d'envergure obtenus grâce à la corruption, des cas répartis dans différentes divisions et dans plusieurs pays -, l'amende sera certainement décuplée», avance Me Robidoux. «SNC-Lavalin sera le Siemens du Canada», renchérit Milos Barutciski, avocat chez Bennett Jones à Toronto, en faisant référence au plus important scandale de corruption du capitalisme moderne.

En 2008, le géant allemand a dû payer une amende de 1,6 milliard US pour avoir versé des pots-de-vin totalisant environ 1 milliard US entre 2001 et 2006. En janvier, s'appuyant sur les renseignements très partiels qui ont été rendus publics, l'analyste financier Yuri Lynk, de la firme Canaccord Genuity, avait évalué à 100 millions l'amende à laquelle SNC-Lavalin pourrait s'exposer en vertu de la LCAPE.

M. Lynk avait de plus estimé que l'entreprise allait devoir verser entre 110 et 260 millions dans le cadre des deux recours collectifs intentés par des investisseurs mécontents.

Ceux-ci réclament 2 milliards en dommages-intérêts. Le chef de la conformité de SNC-Lavalin, Andreas Pohlmann, refuse de se prononcer sur l'ampleur de l'amende qui pourrait être imposée à l'entreprise. SNC voudra probablement éviter un procès qui pourrait lui être dévastateur, surtout qu'elle ne pourra pas échapper aux contrecoups des poursuites judiciaires intentées contre plusieurs de ses anciens dirigeants, y compris l'ex-PDG Pierre Duhaime.

Le scandale serait encore plus coûteux pour SNC si ses actions étaient cotées en Bourse aux États-Unis. L'entreprise courrait alors le risque d'être mise à l'amende par le département de la Justice et la Securities and Exchange Commission.

Petit lexique des faveurs acceptables et inacceptables

Cadeaux: Il est généralement permis d'en donner et d'en recevoir s'ils sont de valeur symbolique et s'ils ne sont pas fréquents.

Repas: Il est généralement permis d'inviter un fonctionnaire ou un partenaire d'affaires au restaurant si les coûts sont raisonnables et que les conjoints ne sont pas de la partie.

Voyages: Il est généralement permis de payer un voyage à un fonctionnaire ou à un partenaire d'affaires s'il s'agit de faire la promotion des produits ou des services de l'entreprise ou encore de faciliter l'exécution d'un contrat. Avant de le faire, l'employé devrait demander l'approbation écrite de son supérieur.

Paiement de facilitations: Plusieurs entreprises permettent encore à des employés en poste dans certains pays en développement de verser de petites sommes d'argent à des fonctionnaires pour accélérer l'exécution d'une demande légitime comme le dédouanement de marchandises ou la délivrance d'un permis. Ottawa a promis d'interdire ces paiements, mais n'a pas encore fixé de date. À noter qu'ils sont toujours autorisés aux États-Unis.

Pots-de-vin: Ces versements faits à des fonctionnaires étrangers visent carrément à influencer les processus d'octroi de contrats publics et de délivrance de permis. Ils sont formellement interdits depuis 1976 aux États-Unis

et depuis 1999 au Canada.

Sources: Loi sur la corruption d'agents publics étrangers, Kristine Robidoux, avocate chez Gowlings, The Anti-Corruption Dilemma for Canadian Companies - Just How Far Must Companies Go to Comply with the Law, un article de James Klotz, avocat chez Miller Thomson, publié dans la publication spécialisée Lexpert.

Le scandale SNC-Lavalin en cinq temps

Des versements irréguliers de 56 millions US

En mars 2012, SNC annonce avoir découvert que des paiements totalisant 56 millions US ont été comptabilisés pour des projets de construction auxquels ils ne se rapportaient pas. Les débours étaient présentés comme des commissions versées à des agents commerciaux travaillant pour le compte de SNC. Selon la police, une portion de 22,5 millions US serait liée au chantier du nouveau Centre universitaire de santé McGill (CUSM). Pierre Duhaime, ancien PDG de SNC-Lavalin, et Arthur Porter, ex-directeur général du CUSM, sont accusés de fraude dans cette affaire.

Soupçons de pots-de-vin en Libye

Selon la GRC, SNC-Lavalin a versé au moins 160 millions en pots-de-vin à Saadi Kadhafi, fils du défunt dictateur libyen, pour obtenir des contrats dans ce pays du Maghreb. Les paiements auraient transité par les comptes d'entreprises appartenant à Riadh Ben Aïssa, ancien grand patron de la firme en Afrique du Nord. Au fil des ans, SNC a décroché plusieurs contrats en Libye: grande rivière artificielle, aéroport de Benghazi, réhabilitation d'un lac à Benghazi et prison de Gharyan.

Complot au Bangladesh

En avril, la Banque mondiale a interdit à SNC-Lavalin et à plusieurs de ses filiales de participer à des projets qu'elle finance et ce pour au moins huit ans. À la suite d'une enquête, l'institution a établi que SNC a participé à un complot ayant pour but de verser des pots-de-vin dans le cadre d'un appel d'offres au Bangladesh. Grâce à ces manoeuvres, l'entreprise a été sélectionnée pour un contrat de 50 millions lié à la construction d'un pont de 6 kilomètres au-dessus du fleuve Padma. Elle a depuis été écartée du projet.

Sur une liste noire en Algérie

En mai, la police algérienne a mené une perquisition dans les bureaux de SNC-Lavalin à Alger. Les autorités soupçonnent la firme d'avoir versé des pots-de-vin pour décrocher en 2006 le contrat de construction de la centrale électrique de Hadjret En Nouss, d'une valeur de plus de 800 millions. Les paiements illicites auraient transité par Riadh Ben Aïssa et l'intermédiaire algérien Farid Bedjaoui. Au printemps, la société d'État algérienne Sonelgaz a placé SNC sur sa liste noire en attendant la fin de l'enquête policière.

Faute professionnelle au Cambodge

Dans le cadre de son enquête sur les agissements de SNC-Lavalin au Bangladesh, la Banque mondiale a découvert que la firme avait commis une «faute professionnelle» en rapport avec un projet de transport et d'électrification rurale au Cambodge. L'institution n'a donné aucun autre détail sur ce dossier mais a transmis ses constatations à la GRC.