Il y a eu Michael Roach chez CGI. George Cope chez BCE. Puis, cette semaine, l'Américain Robert Card a été nommé président de SNC-Lavalin. Nos fleurons québécois sont-ils en train de se couper de leurs employés et de leur communauté en nommant à leur tête des présidents anglophones?

Une analyse de La Presse Affaires montre qu'il n'y a pas de tendance en ce sens. Des 24 entreprises québécoises inscrites en Bourse dont la capitalisation dépasse le milliard de dollars, seulement cinq sont dirigées par des anglophones incapables de s'exprimer avec aisance en français. Ces exceptions sont généralement bien accueillies par le milieu des affaires, qui pose cependant ses conditions.

Gaétan Frigon, gestionnaire bien connu au Québec qui a piloté un grand nombre de sociétés privées et publiques, ne s'offusque pas de voir SNC-Lavalin passer outre le critère de la langue et recruter un candidat d'expérience aux États-Unis, par exemple.

«Je m'offusquerais si une entreprise comme Rona ou Jean Coutu choisissait un président qui ne parle pas français», dit-il cependant. La différence?

«SNC-Lavalin fait la majeure partie de ses affaires à l'extérieur du Québec, explique M. Frigon. Dans ce cas, il peut être vrai que les candidats qui ont l'expérience pertinente au Québec sont rares. C'est différent, à mes yeux, quand les entreprises font une grosse partie de leurs affaires au Québec.»

Normand Legault, président du conseil d'administration de Montréal International (et qui participe avec M. Frigon à l'émission Dans l'oeil du dragon, de Radio-Canada) abonde dans le même sens. Il refuse de blâmer SNC-Lavalin pour l'embauche d'un Américain.

«Si l'entreprise a ses activités presque exclusivement au Québec, pour moi c'est important que le PDG parle français, dit-il. Si 90% des clients et 90% des employés parlent français, je n'aurais pas la même analyse.»

Selon Gaétan Frigon, toute entreprise québécoise, peu importe sa taille et son niveau d'internationalisation, a cependant le devoir de tenter de recruter des candidats au Québec avant de regarder à l'étranger.

«À qualité égale, on prend un Québécois», dit-il.

Normand Legault pointe que la situation est loin d'être nouvelle. Des Américains comme Dick Evans, chez Alcan, ou Hunter Harrison, au CN, ont dirigé des «fleurons québécois» par le passé sans que personne ne déchire sa chemise.

«Un unilingue anglophone, ce n'est pas l'idéal, admet toutefois M. Legault. Au party de Noël ou lors de l'assemblée des actionnaires, il est dommage qu'un président ne puisse pas communiquer en français.»

«Pour moi, le fait d'embaucher un unilingue anglophone n'est pas un manque de respect. Par contre, quand quelqu'un est à Montréal depuis cinq ans et n'est pas capable de dire un mot de français, ça, c'est du mépris», ajoute-t-il.

Le cas de Bell divise nos deux dragons. Gaétan Frigon voit d'un bon oeil l'embauche de George Cope, unilingue anglophone, à la tête de l'entreprise.

«Bell fait des affaires à travers le Canada. Je pense qu'il est important, dans ce cas, de choisir le meilleur candidat disponible. George Cope est celui qui a mis Telus sur la carte. C'était une très bonne idée d'aller le chercher.»

Normand Legault, de son côté, remarque qu'un certain «principe d'alternance» a toujours eu cours chez Bell, le pouvoir oscillant périodiquement entre Montréal et Toronto.

Le président du conseil de Montréal International dit toutefois garder un oeil sur la direction hautement anglophone de Bell, qui semble se rapprocher de Toronto malgré le siège social officiel de l'entreprise à Montréal.

«Oui, ça m'inquiète. Les mouvements vers Toronto m'inquiètent toujours», dit-il, expliquant qu'il s'agit d'une question de proximité avec la communauté.

Celui qu'on a longtemps associé à l'organisation du Grand Prix du Canada illustre que lorsque la brasserie Molson était entièrement dirigée de la rue Notre-Dame, à Montréal, il était facile pour lui d'y débarquer et de négocier une commandite en évoquant l'effervescence de la rue Crescent.

Il se demande s'il serait aussi facile de plaider cette cause maintenant que Molson a fusionné avec Coors et partage son siège social entre Montréal et le Colorado.

«Quand on parle à un gars à Golden, au Colorado, les chances sont bonnes qu'il ne sache pas c'est quoi, le Grand Prix du Canada, et encore moins la rue Crescent», dit M. Legault.

En résumé, Gaétan Frigon serait peut-être plus sensible à la cause francophone s'il voyait une vague anglophone balayer nos grandes entreprises.

«Il ne faudrait pas que ça soit tout d'un bord, dit-il. Mais actuellement, ce sont davantage des exceptions que la règle.»

«On est fier, au Québec, de voir que Patrick Pichette est chef des finances chez Google, pointe de son côté M. Legault. Les Américains pourraient dire que Google est un fleuron de la technologie américaine et qu'il y a certainement des Américains qui pourraient occuper ce poste. Mais s'ils ont choisi M. Pichette, c'est sûrement parce qu'ils ont jugé qu'il était le meilleur candidat. Je ne vois pas pourquoi on ne ferait pas la même chose.»

Le français à la tête des grandes entreprises québécoises (capitalisation boursière supérieure à 1 milliard)

ENTREPRISE/ PRÉSIDENT /MAÎTRISE LE FRANÇAIS?

Astral Media /Ian Greenberg /Dans une certaine mesure

Couche-Tard/ Alain Bouchard/ Oui

BCE /George Cope /Non

CAE /Marc Parent /Oui

CGI /Michael Roach /Non

Canadien National /Claude Mongeau /Oui

Cogeco /Louis Audet /Oui

Dollarama /Larry Rossy /Oui

Genivar /Pierre Shoiry /Oui

Gildan /Glenn Chamandy /Non

AIMIA (ancien Aéroplan) /Rupert Duchesne /Non

Industrielle Alliance /Yvon Charest/ Oui

Jean Coutu /François J. Coutu /Oui

Banque Laurentienne /Réjean Robitaille /Oui

Métro /Éric R. La Flèche /Oui

Banque Nationale /Louis Vachon /Oui

Osisko /Sean Roosen /Oui

Power Corporation /André Desmarais /Oui

Québecor /Pierre Karl Péladeau /Oui

Rona /Robert Dutton /Oui

Saputo /Lino A. Saputo JR*/ Oui

SNC-Lavalin /Robert Card** /Non

Transforce /Alain Bédard /Oui

* (chef de la direction)

** (entrera en fonction le 1er octobre prochain)