Après 10 années de déclin, la déprime a pris le dessus dans le secteur manufacturier québécois. Les patrons sont démoralisés, les employés se sentent condamnés. Au moment où le Québec vient d'apprendre qu'il perdra bientôt son dernier fabricant d'appareils électroménagers, la firme Deloitte publie un portrait intime d'un secteur de la fabrication, moins mal en point qu'il n'en a l'air, et ouvre des pistes de solution.

Louis Duhamel, 22 années comme consultant derrière la cravate, a encore la faculté de s'indigner. Il n'en revient pas de voir à quel point le secteur manufacturier est dévalorisé. À tort, selon lui.

«Il n'y a rien qu'on ne peut pas faire au Québec, s'exclame-t-il. On a fait le Yankee Stadium!», précise-t-il à propos du contrat décroché par le Groupe Canam de Saint-Georges, en Beauce.

Le consultant publie cette semaine un portrait en gros plan de ce secteur mal-aimé, un exercice qui lui a permis de faire certaines constatations intéressantes.

La première, c'est que le déclin du secteur manufacturier québécois est relatif. «Quand on se compare, on se console», commente-t-il lors d'une entrevue à son bureau de la Place Ville-Marie.

La fabrication compte encore pour 16,5% du produit intérieur brut du Québec. C'est moins que l'Allemagne ou le Japon, mais plus que la Grande-Bretagne ou les États-Unis, qui sont autour de 10%. Il note au passage que les pays qui ont conservé le plus d'emplois manufacturiers sont ceux dont le gouvernement ne se gêne pas pour intervenir dans l'économie.

Autre constatation, on croit à tort que la «vieille économie» est condamnée à brève et moyenne échéance et que l'avenir est dans «la nouvelle économie».

«Il y a des champions dans le textile et des «poches» en haute technologie», soutient-il.

Ce qu'il retient surtout de son exercice au long cours, c'est qu'un pays a besoin de tous ses secteurs économiques pour prospérer. «Une économie, c'est un portefeuille qu'il faut gérer. On a besoin de tout. Des ressources naturelles, des usines et des services, comme dans nos finances personnelles.»

Les États-Unis, à cause de leur parti pris en faveur de la libre entreprise, n'ont rien fait pour empêcher la délocalisation de leurs entreprises manufacturières. Ils le regrettent aujourd'hui et tentent de renverser le mouvement.

«Le président Obama a prononcé 15 fois le mot manufacturier dans son discours sur l'état de l'Union, le mois dernier», a calculé Louis Duhamel devant sa télé.

Dans une Grande-Bretagne en récession, le gouvernement Cameron se pose des questions sur l'héritage de Margaret Thatcher, qui a laissé l'économie à la merci d'un seul secteur, la finance.

Si les États-Unis décident de rapatrier des activités manufacturières, le Québec pourrait-il en souffrir? C'est ce qu'on peut penser après ce qui est arrivé avec Electrolux, attirée au Tennessee à grand renfort de subventions. C'est ce qui va se passer avec le fabricant d'électroménagers Mabe, un fournisseur de GE qui veut rapatrier une partie de la fabrication dans ses usines américaines.

Louis Duhamel, lui, dit tant mieux. «S'il y a un retour du manufacturier en Amérique du Nord, on va en profiter», dit-il. Malgré le taux de change. «On a nos forces qui ne sont pas les mêmes que celles des Américains.»

Ce qu'il faut conclure de ce qui se passe ailleurs, selon lui, c'est que des efforts s'imposent ici pour garder ce qui reste du secteur de la fabrication.

La fabrication soutient en effet plus d'emplois que n'importe quelle autre activité économique. Ses salaires sont 35% plus élevés que la moyenne.

Pour prospérer, elle a besoin de recherche et développement (R et D) et d'innovations qui profitent à toute la société. L'autre impact positif d'un secteur manufacturier en santé, c'est qu'il maintient une classe moyenne forte et contribue à réduire les inégalités.

«C'est un secteur qu'on ne peut pas perdre», résume-t-il. Or, au Québec, si la tendance se maintient, la part de la fabrication dans l'économie pourrait continuer de baisser, pour passer de 16,3 à 13,5% en 2015.

Un plan

Tous ceux qui s'intéressent à l'avenir du secteur manufacturier - ils sont nombreux - estiment qu'il y a un plan de match pour le Québec. Le dernier date de 2007 et aurait grand besoin d'être actualisé.

Le problème, c'est qu'un plan ne suffit pas. «Le gouvernement n'est pas la solution», estime Louis Duhamel. Les solutions proposées dans son étude font appel à tout le monde. Elles parlent d'améliorer l'environnement fiscal, mais aussi de changer d'attitude. «Est-ce que les manufacturiers ont encore le goût de prendre des risques? questionne-t-il. Est-ce que les employés veulent se déplacer vers les endroits où les emplois existent?»

Dans son étude, Louis Duhamel a répertorié 24 organismes de soutien aux manufacturiers. C'est trop? Peut-être et peut-être pas, répond-il, mais il manque certainement un arrimage quelque part.

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Penser au coût total

Même si les salaires manufacturiers en Chine ont augmenté de 117% entre 2003 et 2008, les entreprises québécoises ne pourront jamais concurrencer les produits chinois sur la seule base des coûts de production.

Mais avant de décider de délocaliser sa production, il faut penser au coût total de possession, souligne la firme Deloitte dans son étude sur le secteur manufacturier.

Le coût total de possession est la somme des coûts de fabrication d'un produit, incluant le taux de change, le coût de transport, le coût environnemental et le coût des intermédiaires.

Par exemple, un produit fabriqué au Québec pour 16,95$ peut l'être en Chine pour 8,75$. Cette différence de 48% peut être réduite à seulement 6% en tenant compte du coût total de possession.

«Les coûts de main-d'oeuvre et la devise vont déterminer de moins en moins le succès manufacturier de demain», estime Deloitte.

L'avantage chinois des coûts de main-d'oeuvre peut aussi être compensé par l'existence d'une main-d'oeuvre compétente et une meilleure productivité.

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Tabler sur les champions

Si vous conduisez une Porsche ou une Audi, vous ne connaissez peut-être pas Ressorts Liberté, mais vous profitez de ses produits, les ressorts haut de gamme vendus aux plus grands constructeurs automobiles.

L'entreprise de Montmagny est un exemple de champion que l'économie québécoise doit appuyer, selon le consultant Louis Duhamel.

Moins de 15% des PME québécoises exportent leurs produits, souligne-t-il. Les gros canons du secteur manufacturier, au Québec, se comptent sur les doigts de la main.

Il propose de concentrer l'aide sur les entreprises les plus performantes dans des secteurs déterminés, pour les faire grossir plus rapidement. «On pourrait par exemple soutenir le développement de 25 entreprises pour qu'elles atteignent un chiffre d'affaires de 200 millions dans un horizon de temps donné».

L'aéronautique, le transport sur rail, les énergies propres et la forêt sont des secteurs où le Québec a déjà un potentiel à améliorer.

Ressorts Liberté a quatre usines dans trois pays, et 350 employés. Ses ressorts équipent un véhicule sur deux produit chaque année dans le monde. Son plus gros défi, selon ses dirigeants, est d'attirer et de garder des employés qualifiés.

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Miser sur la marque

Ceux qui pensent que les pays riches pourront continuer longtemps de concevoir des produits et de les faire fabriquer en Chine ou ailleurs se trompent.

Tôt ou tard, la R et D suivra la fabrication, croit Louis Duhamel. «Les pays comme la Chine et l'Inde ne se contenteront pas toujours d'être l'usine du monde. Ils voudront eux aussi les emplois qu'on aimerait garder.»

La simple logique veut aussi qu'il soit plus efficace de rapprocher les activités de R et D de la fabrication. «La situation actuelle est temporaire et dangereuse.»

Les consommateurs accordent une valeur à la provenance des biens qu'ils achètent. Ainsi, «Fabriqué en Allemagne» est synonyme de qualité et «Fait au Japon» veut dire innovation.

C'est la raison pour laquelle les entreprises les plus prestigieuses, comme IKEA ou Apple, tentent de jouer sur les deux tableaux. Les iPhone, iPod et iPad portent tous l'inscription «Designed by Apple in California. Assembled in China», pour éviter la connotation négative du «Made in China».

Le consultant estime qu'il ne sera pas possible d'avoir indéfiniment le meilleur des deux mondes. «On est en terrain glissant», estime-t-il.

Comme le Canada et le Québec ne peuvent concurrencer les économies émergentes sur les prix des produits, ils ne peuvent que miser sur la qualité et le prestige de l'étiquette.

On ne part pas de zéro, souligne le consultant. Il y a des dizaines de raisons d'être fiers de ce qui est fabriqué au Québec, dit-il, en donnant l'exemple de Velan, qui fabrique des robinets pour un des clients les plus difficiles au monde, la US Navy.

Au Canada, la règle est qu'au moins 51% des coûts directs d'un produit doivent être canadiens pour pouvoir afficher le «Fabriqué au Canada».

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En chiffres

> Au Québec, 493 000 emplois directs sont liés au secteur manufacturier.

> Les salaires manufacturiers sont 35% plus élevés que le salaire moyen au Québec.

> Le Québec exporte 56% de tout ce qu'il produit, le Japon, seulement 21%.