Discrètement, la société papetière Kruger a entrepris, fin décembre, des négociations avec la Régie des rentes du Québec (RRQ) afin d'obtenir «des mesures d'allégement spéciales» pour le renflouement des caisses de retraite de ses usines de papier de Wayagamack, de Trois-Rivières et de Bramptonville.

Tant à la RRQ que chez Kruger, on confirme que des négociations sont en cours avec l'espoir d'en arriver à une entente prochainement. «On veut faire affaire dans un contexte où on n'a pas de situation désavantageuse», explique Jean Majeau, vice-président principal aux affaires corporatives et aux communications de l'entreprise familiale de Montréal.

Dans sa requête auprès de la Régie, Kruger affirme que les allégements consentis à AbitibiBowater «confèrent un avantage concurrentiel indéniable» à son «principal compétiteur».

Kruger cherche à obtenir la réduction de ses obligations de renflouement de ses caisses de retraite, obtenue par AbitibiBowater dans le cadre de sa restructuration sous les dispositions de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (LACC).

La nature de cette réduction doit faire l'objet d'un règlement, lui-même encadré dans un projet de loi à venir au printemps, avec l'appui du Syndicat canadien des communications, de l'énergie et du papier (SCEP), affilié à la FTQ. Une des dispositions prévoit notamment qu'un éventuel règlement, négocié à la pièce, ne soit jamais rendu public. Il pourrait entrer en vigueur sur-le-champ et même rétroagir jusqu'au 1er janvier 2009.

À la Régie, on précise que le futur projet de loi vise à encadrer des allégements pour l'ensemble des régimes de retraite à prestations déterminées des sociétés papetières qui traversent une crise structurelle, et pas seulement celles qui se sont placées sous la protection de la LACC, comme AbitibiBowater ou comme White Birch, elle aussi en demande devant la Régie.

Selon diverses sources, le règlement permettrait à AbitibiBowater de limiter à quelque 50 millions de dollars par année pendant 10 ans les cotisations d'équilibre pour renflouer un déficit de solvabilité d'environ 1,3 milliard. Ce faisant, le taux de solvabilité ne serait pas ramené de 74% à 100%, mais à 85% seulement au bout de la période. AbitibiBowater aurait ensuite cinq ans pour rétablir la pleine solvabilité de son régime, comme doivent le faire tous les promoteurs de régimes de retraite. En échange de ces concessions, la société s'engage à investir au Québec et à y conserver son siège social.

Dans une lettre transmise au comité de retraite de l'usine Wayagamack, Kruger précise que l'arrangement recherché lui permettrait de ne pas devoir augmenter ses cotisations d'équilibre, même si la solvabilité du régime s'est détériorée depuis 2006, date de l'évaluation actuarielle précédente. En avalisant la démarche d'AbitibiBowater et même celle de Kruger, le SCEP veut éviter la répétition de ce qui s'est passé chez Papiers Fraser, où le taux de solvabilité de la caisse de retraite était d'à peine 58%. L'entreprise a terminé son régime et déclaré faillite plutôt que de chercher un concordat. Résultat, la rente de ses retraités est réduite de 42%, à vie.

«La ligne directrice du SCEP est que les avantages consentis à Abitibi soient aussi consentis à ses concurrents, explique en entrevue Claude Gagnon, représentant national du SCEP établi en Mauricie. Ce qu'on recherche, c'est que les régimes de retraite ne poussent pas les employeurs à la faillite.»

Il admet cependant que le SCEP avait initialement en tête uniquement les entreprises sous la protection de la LACC.

Kruger n'est pas la seule société papetière dont les déficits de solvabilité minent le fonds de roulement, malgré la possibilité de déposer dans le régime des notes de crédit en guise de cotisations d'équilibre. Dans le Rapport financier 2010 de Tembec, on peut lire que le déficit de ses régimes de retraite s'élève à 206 millions. La Régie confirme que Tembec négocie aussi.