Les clients d'Earl Jones avaient des indices depuis longtemps que le bateau prenait l'eau. Dès 2006, ils avaient donné à Earl Jones le surnom de «Jones le lambin» pour traduire sa lenteur à répondre aux paiements demandés.

C'est ce qu'affirme l'un des ex-employés de l'entreprise, Nancy Wynands, dans un interrogatoire hors cour réalisé par le syndic de faillite de la Corporation Earl Jones. L'interrogatoire a été mené le 8 octobre par Neil Stein, avocat du syndic. Nancy Wynands ne dit pas que les clients auraient dû se méfier, mais explique candidement que les paiements exigés par les clients pour diverses dépenses arrivaient souvent en retard dès 2006.

«Earl était notoirement connu comme étant lent. Ses clients lui avaient donné le surnom 'Jones le lambin' (Slow-moving Jones) et faisaient des blagues à ce sujet. Alors, depuis mon premier jour au travail (mars 2006), il y avait des plaintes, pas des plaintes, des commentaires: 'c'est en retard, c'est en retard'. Ils avaient leur paiement, mais ce pouvait être en retard», dit-elle.

En quelque sorte, ce témoignage vient appuyer les premiers soupçons des autorités selon lesquelles Earl Jones se servait de l'argent des nouveaux clients pour payer les anciens. Un tel «stratagème à la Ponzi», qui exige sans cesse l'arrivée de nouveaux clients, expliquerait peut-être les retards dans les paiements demandés.

Nancy Wynands a été embauchée par Earl Jones pour gérer les successions lors de décès. Une fois l'argent transféré à la Corporation Earl Jones, elle transmettait régulièrement des états de compte aux clients, souvent des héritiers. La dame n'avait aucune espèce d'expérience dans ce domaine.

À plusieurs reprises au cours de l'interrogatoire, Neil Stein a demandé à Mme Wynands pourquoi elle n'a pas réagi en voyant les nombreux drapeaux rouges. Essentiellement, l'employée répondait aux ordres de M. Jones sans poser de questions, aussi curieuses qu'auraient pu être les transactions.

Ainsi, elle a fermé les yeux en décembre 2008 quand Earl Jones lui a demandé de signer un chèque de 12 000$ à l'ordre Maxine Jones, sa femme. L'argent était pourtant tiré du compte en fidéicommis des clients.

Même innocence lorsque la Banque Royale a exigé de changer la nature du compte bancaire parce que les opérations ne concordaient pas avec les exigences d'un compte en fidéicommis (in trust). Ou lorsque les chèques se sont mis à rebondir pour certains clients, même si leur état de compte interne indiquait qu'ils détenaient des sommes substantielles.

Il faut dire qu'Earl Jones avait un certain ascendant sur ses employés. La commis comptable Louise Voyer, également interrogée, le voyait comme un père. Cette grande confiance explique qu'elle lui ait prêté 10 000$ sans poser de questions, en janvier 2009, somme qui lui a été remboursée. Quand elle a été embauchée, en 2006, la première chose qu'Earl Jones lui a dite, c'est «Bienvenue dans la famille Jones», a-t-elle dit.

Argent liquide

Louise Voyer a corroboré les propos d'une autre employée selon lesquelles Earl Jones réclamait fréquemment des retraits d'argent liquide, soi-disant destiné aux clients. Elle retirait les billets de banque et les remettait toujours à M. Jones, dit-elle. Louise Voyer fait également état de l'absence de structure comptable de l'organisation et des chèques en blanc que prenaient M. Jones pour gérer ses affaires.

Les demandes d'argent liquide et de traites bancaires pouvaient atteindre 40 000$ par mois, dit Mme Voyer. Elles étaient à ce point nombreuses que la banque a fini par demander une liste mensuelle des retraits à prévoir, question de rendre les fonds disponibles. La liste a été demandée par la Banque de Montréal, la succursale la plus près du bureau de la Corporation, mais l'argent était retiré du compte en fidéicommis des clients de la Banque Royale.

À la Banque de Montréal, Earl Jones «était comme un gros nom, vous savez (...) une personne VIP, respectée», dit Mme Voyer, pour expliquer pourquoi elle n'avait pas de problèmes à retirer du comptant.

La commis comptable explique qu'Earl Jones faisait parfois des retraits à des fins personnelles dans le compte des clients de la Banque Royale. Ces retraits n'étaient pas liés à des frais de gestion ni à un salaire. Ils étaient faits de façon irrégulière et M. Jones ne demandait pas d'enregistrer ces montants comme un salaire.

Louise Voyer a fini par quitter la Corporation en mars 2009, exaspérée de devoir gérer les clients mécontents des nombreux retards de paiements de Earl Jones. La Corporation a été mise en faillite en juillet.