Malgré l'opposition virulente de milliers d'agriculteurs qui ont manifesté cette semaine dans les rues de la métropole, Québec a entériné hier un nouveau chapitre controversé de l'Accord sur le commerce intérieur (ACI).

Le ministre du Développement économique, Clément Gignac, a ratifié l'entente en compagnie de ses homologues des autres provinces, pendant une conférence à Whitehorse, au Yukon. Cette modification à l'ACI vise à empêcher « le recours à des mesures déraisonnables risquant de nuire à la libre circulation des produits agricoles à travers le Canada», selon le Conseil de la fédération.

Or, les agriculteurs québécois ne voient pas du tout les choses sous un angle favorable. Selon eux, le nouvel accord risque carrément de tuer la spécificité de l'industrie agroalimentaire d'ici. Les normes sévères d'étiquetage et de composition des produits en vigueur au Québec pourront être contestées beaucoup plus facilement, avance Christian Lacasse, président de l'Union des producteurs agricoles (UPA).

Le nouvel accord risque par exemple de compromettre la certification biologique accolée aux produits bios québécois, dit le leader de l'UPA. «C'est la certification la plus stricte en Amérique du Nord. C'est clair que cette norme-là, si l'accord est signé, elle ne fera pas long feu et sera fortement contestée.»

Selon Christian Lacasse, les règles serrées qui régissent le secteur agroalimentaire québécois pourraient désormais être considérées comme des « entraves au commerce» par les autres provinces et faire l'objet de sanctions. À terme, plusieurs normes de qualité seront abolies, ce qui provoquera un « nivellement vers le bas», croit-il.

Silence des élus

L'UPA, tout comme la porte-parole péquiste en matière d'agriculture, Marie Bouillé, dénoncent que le nouveau chapitre sur l'agriculture n'ait pas fait l'objet d'un débat en commission parlementaire. Les producteurs affirment aussi avoir demandé plusieurs fois à s'entretenir avec le ministre de l'Agriculture, Claude Béchard, sans succès.

Le ministre Béchard a refusé de parler à La Presse Affaires, hier. Il était dans son comté toute la journée, à Kamouraska-Témiscouata, où «le cellulaire ne se rend pas partout», selon son attaché de presse Pascal D'Astous.

Le ministre Clément Gignac, qui était à Whitehorse à la Réunion du Comité du commerce intérieur où le nouveau chapitre de l'ACI a été entériné, n'a pas non plus voulu répondre à nos questions.

L'attaché de presse de Claude Béchard a toutefois tenu à défendre le bien-fondé de l'entente ratifiée hier. Selon lui, les agriculteurs québécois seront gagnants sur toute la ligne. «Les possibilités de contestation étaient déjà là. Le gain obtenu est pas mal plus grand que les désavantages potentiels.»

Olivier d'Astous affirme que le Québec demeurera maître à 100% de son industrie agroalimentaire et n'aura pas à abdiquer de pouvoirs aux autres provinces. L'ACI revu et corrigé viendra au contraire protéger le système de gestion de l'offre actuelle, comme l'a fait affirmé le Conseil de la fédération dans un communiqué du 7 août dernier, ajoute-t-il.

«Ça veut dire qu'on ne peut remettre en question le système de gestion de l'offre au Canada, donc le lait, les oeufs, tout ce qui est sous gestion de l'offre, est protégé, a-t-il dit. Aucune province canadienne ne peut arriver et remettre cela en question.»

M. D'Astous soutient par ailleurs que le nouveau chapitre sur l'agriculture de l'ACI facilitera les exportations des producteurs d'ici vers les autres provinces. Ce que réfute le président de l'UPA, qui n'y voit absolument aucun avantage. «Le nouvel accord ne changera rien à ça», a-t-il lancé.

Le secteur bioalimentaire québécois a exporté pour 5,8 milliards de dollars de biens vers les autres provinces canadiennes en 2008, tandis que ses importations ont atteint 6,6 milliards. Sa balance commerciale était négative de 768 millions, plus du double de l'année précédente.

Les enjeux

Quelle entente les ministres provinciaux ont-ils entérinée hier à Whitehorse? Il s'agit d'un nouveau chapitre de l'Accord sur le commerce intérieur, signé le 1er juillet 1995 par les provinces canadiennes. «Le nouveau chapitre sur l'agriculture empêchera le recours à des mesures déraisonnables risquant de nuire à la libre circulation des produits agricoles à travers le Canada, explique le Conseil de la fédération dans un communiqué du 7 août dernier. Il ne s'appliquera pas aux mesures liées aux systèmes de gestion de l'offre régis par les gouvernements fédéral et provinciaux, ni aux offices de commercialisation provinciaux.» Ce nouveau chapitre avait été proposé et rejeté une première fois en 2008. Le fait que la gestion de l'offre ait été exclue de la nouvelle version a toutefois permis de le faire approuver par les différents gouvernements provinciaux, indique-t-on au cabinet du ministre de l'Agriculture, Claude Béchard. Les agriculteurs québécois demeurent néanmoins très inquiets des conséquences futures de cette entente.

À la poubelle, les entraves!

«Le Canada est un pays très décentralisé. Les administrations provinciales, avec le temps, en ont profité pour implanter toute une panoplie de mesures protectionnistes: dispositions réglementaires complexes et souvent contradictoires, directives d'achat discriminatoires, vaste éventail de tracasseries paperassières et administratives, mesures vexatoires camouflées derrière des prétextes divers, les plus fréquemment invoqués étant l'hygiène publique, la protection du consommateur et l'environnement.»

À lire, la chronique de Claude Picher dans la nouvelle mouture de La Presse Affaires Magazine, insérée aujourd'hui dans ce journal.

 

CE QU'EN DISENT LES OPPOSANTS

La fin de la spécificité québécoise

La signature du nouveau chapitre sur l'agriculture de l'Accord sur le commerce intérieur (ACI) viendra tuer la spécificité de l'agriculture québécoise, selon le président de l'Union des producteurs agricoles (UPA), Christian Lacasse. Pourquoi? En vertu de la version modifiée de l'ACI, des entreprises ou gouvernements d'autres provinces pourraient contester la légitimité des normes d'étiquetage ou de composition des produits en vigueur au Québec. La province applique des standards très sévères à cet égard notamment en ce qui a trait aux aliments bio , mais elle pourrait être forcée de les «niveler vers le bas», selon M. Lacasse.

Manque de transparence

Le processus de négociation du nouveau chapitre sur l'agriculture a été discuté «derrière des portes closes», dénonce la députée d'Iberville et porte-parole de l'opposition officielle en matière d'agriculture, Marie Bouillé. Par son manque de transparence, le gouvernement n'a pas fait la démonstration du bien-fondé de l'Accord, dit-elle en somme. «La semaine dernière, les députés libéraux ont refusé de discuter du contenu du projet d'Accord en commission parlementaire. Ce faisant, ils nous font craindre le pire. Quand on ne veut pas montrer les textes, c'est que le gouvernement cache quelque chose aux agriculteurs et aux consommateurs québécois», écrivait cette semaine Mme Bouillé dans un communiqué.

Approvisionnement local menacé

L'approvisionnement prioritaire des abattoirs québécois en porcs du Québec pourrait être contesté par des producteurs d'autres provinces. Ceux-ci pourraient faire valoir qu'il s'agit d'une entrave au commerce interprovincial, affirment Christian Lacasse, de l'UPA, Marcel Groleau, président de la Fédération des producteurs de lait, et Denis Falardeau, de l'ACEF, dans une lettre ouverte au Quotidien de Chicoutimi.

Perte de pouvoirs de l'État québécois

Québec «s'apprête à vendre unilatéralement sa capacité de légiférer et de réglementer dans le domaine de l'alimentation, et ce, sans une seule étude d'impact», font aussi valoir les signataires dans le Quotidien. La FTQ estime pour sa part que Québec est prêt à «brader les pouvoirs de l'Assemblée nationale, ainsi que plus de 50 ans de pratiques agricoles au Québec».

Un consensus insuffisant

Le consensus obtenu le 7 août dernier par le Conseil de la fédération, qui exclut le système de gestion de l'offre de l'ACI, ne sera pas suffisant pour bien protéger les droits des agriculteurs québécois, selon l'UPA.

CE QU'EN DISENT LES PARTISANS

Une baisse des prix pour les consommateurs

Si la réglementation d'une province empêche les produits fabriqués ailleurs au Canada d'être vendus sur son territoire, le consommateur est forcément perdant, parce qu'il a accès à moins de producteurs, explique David Descôteaux, économiste à l'Institut économique de Montréal. Inversement, si les produits fabriqués ailleurs peuvent être vendus au Québec, l'augmentation de l'offre fera baisser les prix et le consommateur en profitera, selon lui. Les normes de fabrication d'un aliment et les règles d'étiquetage sont souvent une façon de protéger un marché contre la concurrence, au détriment des consommateurs.

Un marché plus grand pour les produits québécois

Si les produits fabriqués ailleurs au Canada peuvent être vendus plus facilement au Québec, il en sera de même pour les produits québécois, qui seront disponibles sur un plus grand marché. C'est un avantage certain, reconnaît le porte-parole d'Agropur, Jean Brodeur. Coopérative appartenant à plus de 3000 producteurs laitiers, Agropur transforme le lait du Québec en yogourts et en fromages de marques aussi connues que Sealtest, Oka et Yoplait. Pour les producteurs québécois, la condition essentielle pour profiter de ce plus grand marché est l'adoption de normes de qualité élevées et non l'inverse. «Si les producteurs des autres provinces n'ont pas les mêmes exigences de qualité à respecter, ils pourront arriver sur le marché à un prix inférieurs et nous serons perdants», tempère-t-il.

Un gage de qualité

Les producteurs québécois craignent un nivellement par le bas des normes de qualité des produits alimentaires et à plus long terme, une dégradation de l'assiette des Québécois. Ce scénario catastrophe n'est pas inévitable, estime Jean-Michel Laurin, économiste et vice-président des Manufacturiers et exportateurs du Canada. Les consommateurs sont de plus en plus informés sur ce qu'ils mettent dans leur assiette et les producteurs québécois ont des produits intéressants et ils ont les moyens faire valoir la qualité de leurs produits autrement qu'en empêchant la vente de produits fabriqués ailleurs, explique-t-il. En Europe, la libéralisation des échanges n'a pas compromis les standards de qualité des produits agricoles, qui restent parmi les plus élevés au monde, illustre-t-il.

Assurer l'avenir

Le Canada, pays qui vit de ses exportations, ne peut pas continuer de négocier des accords de libre-échange avec d'autres pays souverains sans assurer la libre-circulation des biens et services à l'intérieur de ses frontières. «C'est aberrant de voir autant de barrières qui nuisent au commerce interprovincial quand on signe des ententes internationales de libre-échange», souligne Jean-Michel Laurin. L'Accord de commerce interprovincial, même s'il est décrié par les producteurs agricoles québécois, ne va pas assez loin au goût de certaines provinces, qui ont résolu de faire un pas de plus vers la libéralisation de leur commerce, ajoute-t-il. C'est le cas de la Colombie-Britannique avec l'Alberta, et du Québec avec l'Ontario.

(Hélène Baril)