Des centaines, voire des milliers d'entreprises québécoises créées par les baby-boomers s'apprêtent à changer de mains. Certains vendront à des tiers, d'autres céderont le contrôle à leurs enfants. Une transition familiale où les embûches sont nombreuses, qui se prépare longtemps d'avance.

«Je leur ai dit que s'ils étaient intéressés, c'était le temps de se manifester.»

C'était il y a près de trois ans. La soixantaine passée, Pierre-Paul Jodoin, fondateur de Marquage Antivol Sherlock, de Longueuil, convoque ses deux enfants pour leur annoncer qu'il commence à penser à la retraite. Si l'un d'eux veut prendre la relève, c'est le temps de le dire.

«Ça ne me passait pas du tout à l'esprit de revenir», confie Anne-Marie Jodoin, 34 ans, qui avait quitté l'entreprise familiale six ans plus tôt. Pourtant, aujourd'hui, elle est installée dans le bureau adjacent à celui de papa. Son titre: directrice des opérations, en attendant la fin de la transition qui la fera remplacer le fondateur à la gouverne de l'entreprise.

En acceptant de prendre la relève, Mme Jodoin a consulté et fait ce que nombre de conseillers suggèrent de faire: revenir dans l'entreprise et faire ses classes en rencontrant les partenaires d'affaires, que ce soit des assureurs ou les services de police. «La pire chose qui pouvait m'arriver, dit-elle, c'est qu'on me présente comme la fille de M. Jodoin.»

Et fiston? Il s'appelle Martin, a 38 ans, et, lors de notre rencontre, semblait tout à fait heureux que sa soeur s'apprête à devenir la gestionnaire en chef de l'entreprise.

«Je m'amuse plus à faire ça, dit le directeur des technologies de l'information et de la recherche et développement en montrant les quatre écrans d'ordinateur sur son bureau. Les ressources humaines, ce n'est pas ma force. Les gens n'aiment pas trop ça quand je m'en mêle»

Des transitions comme celle de la famille Jodoin, les entreprises québécoises pourraient en vivre comme jamais dans les prochaines années. La première grande vague d'entrepreneurs québécois, ceux qui sont nés après la Deuxième Guerre mondiale, se prépare à prendre sa retraite. Et frangins, frangines, à prendre la relève s'ils sont intéressés.

La professeure Louise Cadieux, qui étudie la question à l'Université du Québec à Trois-Rivières, remarque que «la famille étant plus petite, il y a moins de chance d'avoir des renforts» chez les enfants. En plus, ajoute-t-elle, les jeunes étant plus scolarisés, l'éventail des choix qui s'offrent à eux est plus grand.

Donc, le nombre de cessions d'entreprises par des baby-boomers vieillissants ira sans doute montant, mais il n'est pas certain, si on suit la logique de Mme Cadieux, que le nombre d'enfants qui prendront la relève suivra la même courbe.

Une enquête de Statistique Canada réalisée en 2007 auprès de dirigeants d'entreprises de 500 employés et moins pointe dans la même direction. En effet, parmi les 27% d'entrepreneurs qui avaient l'intention de prendre leur retraite dans les cinq prochaines années, à peine un entrepreneur sur cinq (19%) affirmait vouloir transférer l'entreprise à un membre de sa famille, contre deux sur cinq (41%) qui voulaient la vendre à un tiers. Les autres disaient majoritairement vouloir mettre la clef dans la porte.

Fait intéressant à noter, les entrepreneurs qui souhaitaient le plus garder leur gagne-pain dans le giron familial sont ceux qui employaient de 20 à 99 personnes, suivis de ceux entrepreneurs avec 100 à 499 employés.

Au Québec, des entreprises de moins de 500 employés, il y en a plus de 235 000, contre plus d'un million au Canada.

Un peu d'aide

Devant ces entrepreneurs au bord de la retraite, nombre d'institutions ont lancé des programmes pour les aider à voir plus clair. Desjardins vient même de mettre sur pied une formation pour les familles en affaires.

«C'est une problématique de socio-économie. Ce n'est pas de la finance pure «, explique Mark Auger, de Desjardins Valeurs mobilières, Groupe conseil privé, responsable du cours.

Nataly Savoie, du Groupe Savoie mieux connu pour les Résidences Soleil pour personnes âgées qu'il construit et administre a suivi la formation avec deux autres membres de sa famille.

«Ça nous a permis de mettre des mots sur notre situation», dit la présidente exécutive du groupe. Et elle se met à dessiner des cercles sur une feuille devant elle. «Il faut faire la distinction entre la famille, l'entreprise qui opère et la société de placement (la structure mise sur pied pour gérer les avoirs de la famille) «, précise-t-elle en bonne étudiante qui a mémorisé ses leçons.

Dans la même veine, la famille Pelletier a aussi appris à faire un mur, ou à tout le moins un muret, entre la vie familiale et celle de l'entreprise. «Depuis ce cours-là, les jeunes, quand ils commencent à parler business à la table, ils hésitent «, dit le paternel, Daniel Pelletier, président du fabricant de mobilier de bureau Artopex.

Être capable de faire la distinction entre la relation parentsenfants et celle de patron-employé puis de fondateur-successeurs n'est qu'undes nombreux défis que doivent relever les entreprises familiales. D'après un sondage mondial dont les résultats ont été publiés par PricewaterhouseCoopers, le point le plus susceptible de créer

des tensions dans de telles entreprises, ce sont les discussions à propos de la stratégie future - 34% des répondants ont dit que cela cause des tensions. Suivent la performance des dirigeants de l'entreprise qui sont membres de la famille (27%) et les décisions sur qui peut ou ne peut pas y travailler (26%).

À HEC Montréal, le professeur Luis Felipe Cisneros, qui a aidé Desjardins à développer son cours, les entreprises familiales valent la peine d'être sauvées, que ce soit une PME de Brossard, L'Oréal, Wal-Mart ou Bombardier.

«Beaucoup d'études montrent qu'elles sont les plus performantes au monde, dit-il. Elles survivent mieux aux crises.»

Mais encore faut-il que leurs dirigeants sachent passer le flambeau sans se brûler les doigts.

Le professeur Cisneros en sait quelque chose. Sa famille, originaire du Mexique, s'est entredéchirée quand est venu le temps de trouver un successeur pour diriger le centre d'insémination artificielle pour bovins fondé par son grand-père. «On a sauvé l'entreprise, dit-il, mais on a perdu la famille.»