Plus de 1,1 million d'Indiens sont morts prématurément, l'an dernier, en raison de la pollution atmosphérique. L'Inde est désormais aussi polluée que la Chine, et tout indique que la situation continuera à se dégrader au cours des prochaines années. Incursion au coeur d'une véritable crise de santé publique.

Le Greater Noida Expressway offre un condensé de l'Inde moderne et traditionnelle. De part et d'autre de l'autoroute flambant neuve, dans la périphérie éloignée de Delhi, des dizaines de gratte-ciel ultramodernes et des parcs technologiques sont en construction. À deux pas de ces chantiers, des paysans cultivent le riz ou la canne à sucre dans des champs d'un vert éclatant, à l'aide d'une machinerie rudimentaire. Partout dans le ciel, on retrouve la même teinte jaunâtre, particulièrement opaque en cette matinée hivernale.

Delhi a détrôné Pékin en 2016 comme grande ville la plus polluée du monde. La mégalopole de 21 millions d'habitants a vécu un épisode de smog extrême en novembre dernier, au point où les autorités ont dû adopter des mesures d'urgence, comme la fermeture des écoles. L'indice de qualité de l'air est redescendu depuis ce temps à un niveau jugé « malsain » - une amélioration, étonnamment -, qui se traduit tout de même par la présence d'un brouillard âcre et dense, visible surtout le matin.

Comme plusieurs commerçants, Sandeep Shah, propriétaire de la minuscule pharmacie Jamna Das & Co. dans les vieux souks de Delhi, vend de plus en plus de masques antipollution. « J'en offre depuis trois ans, mais j'ai remarqué une hausse marquée des ventes depuis l'épisode de smog d'il y a six mois, explique-t-il à La Presse. J'en vends de 10 à 15 par jour, et pendant les pics de pollution, je peux en vendre jusqu'à 50. »

1,1 million de morts

Qu'il soit jugé « dangereux » ou seulement « malsain », selon la journée, l'air respiré par les Indiens est toxique. Selon une étude publiée la semaine dernière par le Health Effects Institute et l'Institute for Health Metrics and Evaluation, l'Inde a rattrapé la Chine en 2016 quant au nombre de décès causés par la pollution atmosphérique.

Tout comme en Chine, plus de 1,1 million de personnes meurent chaque année de façon prématurée en Inde à cause de la piètre qualité de l'air.

Or, si la situation tend à se stabiliser en Chine, la croissance de la pollution est exponentielle en Inde, explique Anumita Roychowdhury, directrice exécutive de la recherche au Center for Science and Environment, à Delhi. Et cela, malgré les actions décrétées par le gouvernement indien pour tenter de juguler la crise. « Ces gestes sont annulés par la très forte croissance économique », résume-t-elle.

L'augmentation galopante du parc automobile est en partie responsable de la crise, souligne la chercheuse. Seulement à Delhi, plus de 1400 nouveaux véhicules s'ajoutent chaque jour sur les routes ! Une hausse de plus d'un demi-million par année !

Causes multiples

L'automobile est toutefois loin d'être la seule cause de l'explosion de la pollution grandissante en Inde. Parmi les autres facteurs, on retrouve la poussière de construction, les biocombustibles utilisés pour le chauffage ou la cuisson, de même que les génératrices au diesel, les feux allumés dans les champs par les cultivateurs ou encore les centrales au charbon.

« Il y a plusieurs sources, et chacun de ces enjeux est complexe, explique Radhika Khosla, chercheuse spécialisée en environnement au Centre for Policy Research, à Delhi. Régler une source ne changerait pas nécessairement la donne. »

Mme Khosla, qui nous reçoit dans son bureau austère débordant de livres scientifiques, déplore en outre la piètre fiabilité des données sur la qualité de l'air en Inde. Le jour de notre rencontre, en janvier, la mesure officielle indique 179 PPM dans l'air, soit la quantité de particules de moins de 2,5 micromètres - les plus nocives - par mètre cube d'air. C'est sept fois plus que le niveau jugé acceptable par l'Organisation mondiale de la santé, qui est de 25 PPM.

« La réalité est probablement bien pire que ce que les chiffres laissent entendre », dit-elle avec dépit.

Sacrifier la croissance ?

Cette explosion de la pollution atmosphérique se produit en parallèle avec la très forte croissance de l'économie du pays. L'Inde a pris depuis deux ans le premier rang mondial avec un produit intérieur brut en hausse de plus de 7 %, une situation qui réjouit autant les investisseurs que le gouvernement.

L'État se trouve aujourd'hui dans la position délicate de ne pas entraver le boom économique, tout en sachant qu'un nuage noir flotte - littéralement - au-dessus de sa population. Sans nier les inquiétudes liées à l'environnement, Gopal Krishna Agarwal, porte-parole national du BJP, le parti au pouvoir, fait valoir qu'il y a toujours une « contrepartie » au développement. Et que pour l'heure, l'économie prime sur l'écologie en Inde.

« La protection de l'environnement ne peut pas se faire au détriment de la croissance économique. »

« En Inde, 65 % de la population a moins de 35 ans, et en 2020, le vieillissement de la population commencera. Notre but est de fournir des emplois au plus grand nombre de gens avant d'atteindre ce point », avance-t-il en entrevue.

Selon plusieurs sources, les deux tiers des immeubles et infrastructures qui existeront en Inde en 2030 n'ont même pas encore été construits. Ce boom entraînera une urbanisation accélérée. Il reviendra au gouvernement de prendre - ou pas - les décisions appropriées pour mieux encadrer cette croissance, souligne la chercheuse Radhika Khosla.

« Le moment que vit l'Inde présentement représente une occasion, avance-t-elle. Est-ce que l'État profitera de cette croissance pour prendre la bonne direction ou plutôt enfermer la population dans un piège mortel pour plusieurs décennies ? Le futur est ouvert. »

photo DOMINIQUE FAGET, archives agence france-presse

Delhi a détrôné Pékin en 2016 comme grande ville la plus polluée du monde.

photo Prakash SINGH, archives agence france-presse

L'importante augmentation du parc automobile est en partie responsable de la piètre qualité de l'air.